Jules Verne

Le coeur de ces braves marins se remplit en même temps de joie et de tristesse, car on ne quitte pas sans regret les lieux où l'on a vu mourir un ami. Le vent soufflait du nord et favorisait le départ du brick. Souvent il fut arrêté par des bancs de glace, que l'on dut couper à la scie; souvent des glaçons se dressèrent devant lui, et il fallut employer la mine pour les faire sauter. Pendant un mois encore, la navigation fut pleine de dangers, qui mirent souvent le navire à deux doigts de sa perte; mais l'équipage était hardi et accoutumé à ces périlleuses manoeuvres. Penellan, Pierre Nouquet, Turquiette, Fidèle Misonne, faisaient à eux seuls l'ouvrage de dix matelots, et Marie avait des sourires de reconnaissance pour chacun.

_La Jeune-Hardie_ fut enfin délivrée des glaces à la hauteur de l'île Jean-Mayen. Vers le 25 juin, le brick rencontra des navires qui se rendaient dans le Nord, pour la pêche des phoques et de la baleine. Il avait mis près d'un mois à sortir de la mer polaire.

Le 16 août, _la Jeune-Hardie_ se trouvait en vue de Dunkerque. Elle avait été signalée par la vigie, et toute la population du port accourut sur la jetée. Les marins du brick tombèrent bientôt dans les bras de leurs amis. Le vieux curé reçut Louis Cornbutte et Marie sur son coeur, et, des deux messes qu'il dit les deux jours suivants, la première fut pour le repos de l'âme de Jean Cornbutte, et la seconde pour bénir ces deux fiancés, unis depuis si longtemps par le bonheur.

[Illustration]

QUARANTIÈME

ASCENSION FRANÇAISE

AU MONT BLANC

PAR

PAUL VERNE

[Illustration]

Le 18 août 1871 j'arrivais à Chamonix avec l'intention bien arrêtée de faire, coûte que coûte, l'ascension du mont Blanc. Ma première tentative en août 1869 n'avait pas réussi. Le mauvais temps ne m'avait permis d'atteindre que les Grands-Mulets. Cette fois-ci, les circonstances ne semblaient pas beaucoup plus favorables, car le temps, qui avait paru se mettre au beau dans la matinée du 18, changea brusquement vers midi. Le mont Blanc, suivant l'expression du pays, «mit son bonnet et commença à fumer sa pipe»; ce qui, en termes moins imagés, veut dire qu'il se couvrit de nuages et que la neige, chassée par un vent violent du sud-ouest, formait à sa cime une longue aigrette dirigée vers les précipices insondables du glacier de la Brenva. Cette aigrette indiquait aux touristes imprudents la route qu'ils eussent prise, bien malgré eux, s'ils avaient osé affronter la montagne.

La nuit suivante fut très-mauvaise; la pluie et le vent firent rage à qui mieux mieux, et le baromètre, au-dessous de variable, se tint dans une immobilité désespérante.

Cependant, vers la pointe du jour, quelques coups de tonnerre annoncèrent une modification de l'état atmosphérique. Bientôt le ciel se dégagea. La chaîne du Brevent et des Aiguilles-Rouges se découvrit. Le vent, remontant au nord-ouest, fit apparaître, au-dessus du col de Balme, qui ferme la vallée de Chamonix au nord, quelques légers nuages isolés et floconneux, que je saluai comme les messagers du beau temps.

Malgré ces heureux présages et quoique le baromètre eût légèrement remonté, M. Balmat, guide-chef de Chamonix, me déclara qu'il ne fallait pas encore songer à tenter l'ascension.

«Si le baromètre continue à monter, ajouta-t-il, et si le temps se maintient, je vous promets des guides pour après-demain, peut-être pour demain. En attendant, pour vous faire prendre patience et dérouiller vos jambes, je vous engage à faire l'ascension du Brevent. Les nuages vont se dissiper, et vous pourrez vous rendre un compte exact du chemin que vous aurez à parcourir pour arriver au sommet du mont Blanc. Si, malgré ça, le coeur vous en dit, eh bien, vous tenterez l'aventure!»

Cette tirade, débitée d'un certain ton, n'était pas très-rassurante et donnait à réfléchir. J'acceptai néanmoins sa proposition, et il désigna pour m'accompagner la guide Ravanel (Édouard), garçon très-froid et très-dévoué, connaissant parfaitement son affaire.

J'avais pour compagnon de voyage mon compatriote et ami M.