Jules Verne

«Il n'est rien que je ne fasse pour vous, mon hôte, me dit mon compagnon. Si vous avez froid, j'ôterai mes habits et je vous les prêterai.

--Merci! répondis-je sèchement.

--Bah! Nécessité fait loi. Donnez-moi la main, je suis votre compatriote, vous vous instruirez dans ma compagnie, et ma conversation vous dédommagera de l'ennui que je vous ai causé!»

Je m'assis, sans répondre, à l'extrémité opposée de la nacelle. Le jeune homme avait tiré de sa houppelande un volumineux cahier. C'était un travail sur l'aérostation.

«Je possède, dit-il, la plus curieuse collection de gravures et caricatures qui ont été faites à propos de nos manies aériennes. A-t-on admiré et bafoué à la fois cette précieuse découverte! Nous n'en sommes heureusement plus à l'époque où les Montgolfier cherchaient à faire des nuages factices avec de la vapeur d'eau, et à fabriquer un gaz affectant des propriétés électriques, qu'ils produisaient par la combustion de la paille mouillée et de la laine hachée.

--Voulez-vous donc diminuer le mérite des inventeurs? répondis-je, car j'avais pris mon parti de l'aventure. N'était-ce pas beau d'avoir prouvé par l'expérience la possibilité de s'élever dans les airs?

--Eh! monsieur, qui nie la gloire des premiers navigateurs aériens? Il fallait un courage immense pour s'élever au moyen de ces enveloppes si frêles, qui ne contenaient que de l'air échauffé! Mais, je vous le demande, la science aérostatique a-t-elle donc fait un grand pas depuis les ascensions de Blanchard, c'est-à-dire depuis près d'un siècle? Voyez, monsieur!»

L'inconnu tira une gravure de son recueil.

«Voici, me dit-il, le premier voyage aérien entrepris par Pilâtre des Rosiers et le marquis d'Arlandes, quatre mois après la découverte des ballons. Louis XVI refusait son consentement à ce voyage, et deux condamnés à mort devaient tenter les premiers les routes aériennes. Pilâtre des Rosiers s'indigna de cette injustice, et, à force d'intrigues, il obtient de partir. On n'avait pas encore inventé cette nacelle qui rend les manoeuvres faciles, et une galerie circulaire régnait autour de la partie inférieure et rétrécie de la montgolfière. Les deux aéronautes durent donc se tenir sans remuer chacun à l'extrémité de cette galerie, car la paille mouillée qui l'encombrait leur interdisait tout mouvement. Un réchaud avec du feu était suspendu au-dessous de l'orifice du ballon; lorsque les voyageurs voulaient s'élever, ils jetaient de la paille sur ce brasier, au risque d'incendier la machine, et l'air plus échauffé donnait au ballon une nouvelle force ascensionnelle. Les deux hardis navigateurs partirent, le 21 novembre 1783, des jardins de la Muette, que le dauphin avait mis à leur disposition. L'aérostat s'éleva majestueusement, longea l'île des Cygnes, passa la Seine à la barrière de la Conférence, et, se dirigeant entre le dôme des Invalides et l'École militaire, il s'approcha de Saint-Sulpice. Alors les aéronautes forcèrent le feu, franchirent le boulevard et descendirent au delà de la barrière d'Enfer. En touchant le sol, le ballon s'affaissa et ensevelit quelques instants sous ses plis Pilâtre des Rosiers!

--Fâcheux présage! dis-je, intéressé par ces détails, qui me touchaient de près.

--Présage de la catastrophe qui devait, plus tard, coûter la vie à l'infortuné! répondit l'inconnu avec tristesse. Vous n'avez jamais rien éprouvé de semblable?

--Jamais

--Bah! les malheurs arrivent bien sans présage!» ajouta mon compagnon.

Et il demeura silencieux.

Cependant, nous avancions dans le sud, et déjà Francfort avait fui sous nos pieds.

«Peut-être aurons-nous de l'orage, dit le jeune homme.

--Nous descendrons auparavant, répondis-je.

--Par exemple! Il vaut mieux monter! Nous lui échapperons plus sûrement.»

Et deux nouveaux sacs de sable s'en allèrent dans l'espace.

Le ballon s'enleva avec rapidité et s'arrêta à douze cents mètres. Un froid assez vif se fit sentir, et cependant les rayons du soleil, qui tombaient sur l'enveloppe, dilataient le gaz intérieur et lui donnaient une plus grande force ascensionnelle.