--Faisons le tour de la plate-forme», répondit le bourgmestre.
Et les deux amis, appuyés au bras l'un de l'autre, et mettant, comme autrefois, de longues poses entre leurs demandes et leurs réponses, examinèrent tous les points de l'horizon.
«Il y a au moins dix-sept ans que je ne me suis élevé sur la tour du beffroi, dit van Tricasse.
--Je ne crois pas que j'y sois jamais monté, répondit le conseiller Niklausse, et je le regrette, car de cette hauteur le spectacle est sublime! Voyez-vous, mon ami, cette jolie rivière du Vaar qui serpente entre les arbres?
--Et plus loin les hauteurs de Saint-Hermandad! Comme elles ferment gracieusement l'horizon! Voyez cette bordure d'arbres verts, que la nature a si pittoresquement disposés! Ah! la nature, la nature, Niklausse! La main de l'homme pourrait-elle jamais lutter avec elle!
--C'est enchanteur, mon excellent ami, répondait le conseiller. Regardez ces troupeaux attablés dans les prairies verdoyantes, ces boeufs, ces vaches, ces moutons ...
--Et ces laboureurs qui vont aux champs! On dirait des bergers de l'Arcadie, il ne leur manque qu'une musette!
--Et sur toute cette campagne fertile, le beau ciel bleu que ne trouble pas une vapeur! Ah! Niklausse, on deviendrait poëte ici! Tenez, je ne comprends pas que saint Siméon le Stylite n'ait pas été un des plus grands poëtes du monde.
--C'est peut-être parce que sa colonne n'était pas assez haute!» répondit le conseiller avec un doux sourire.
En ce moment, le carillon de Quiquendone se mit en branle. Les cloches limpides jouèrent un de leurs airs les plus mélodieux. Les deux amis demeurèrent en extase.
Puis de sa voix calme:
«Mais, ami Niklausse, dit le bourgmestre, que sommes-nous venus faire au haut de cette tour?
--Au fait, répondit le conseiller, nous nous laissons emporter par nos rêveries ...
--Que sommes-nous venus faire ici? répéta le bourgmestre.
--Nous sommes venus, répondit Niklausse, respirer cet air pur que n'ont pas vicié les faiblesses humaines.
--Eh bien, redescendons-nous, ami Niklausse?
--Redescendons, ami van Tricasse.»
Les deux notables donnèrent un dernier coup d'oeil au splendide panorama qui se déroulait sous leurs yeux; puis le bourgmestre passa le premier et commença à descendre d'un pas lent et mesuré. Le conseiller le suivait, à quelques marches derrière lui. Les deux notables arrivèrent au palier sur lequel ils s'étaient arrêtés en montant. Déjà leurs joues commençaient à s'empourprer. Ils s'arrêtèrent un instant et reprirent leur descente interrompue.
Au bout d'une minute, van Tricasse pria Niklausse de modérer ses pas, attendu qu'il le sentait sur ses talons et que «cela le gênait».
Cela même fit plus que de le gêner, car, vingt marches plus bas, il ordonna au conseiller de s'arrêter, afin qu'il pût prendre quelque avance.
Le conseiller répondit qu'il n'avait pas envie de rester une jambe en l'air à attendre le bon plaisir du bourgmestre, et il continua.
Van Tricasse répondit par une parole assez dure.
Le conseiller riposta par une allusion blessante sur l'âge du bourgmestre, destiné, par ses traditions de famille, à convoler en secondes noces.
Le bourgmestre descendit vingt marches encore, en prévenant nettement Niklausse que cela ne se passerait pas ainsi.
Niklausse répliqua qu'en tout cas, lui, passerait devant, et, l'escalier étant fort étroit, il y eut collision entre les deux notables, qui se trouvaient alors dans une profonde obscurité.
Les mots de butors et de mal-appris furent les plus doux de ceux qui s'échangèrent alors.
«Nous verrons, sotte bête, criait le bourgmestre, nous verrons quelle figure vous ferez dans cette guerre et à quel rang vous marcherez!
--Au rang qui précédera le vôtre, sot imbécile!» répondait Niklausse.
Puis, ce furent d'autres cris, et l'on eût dit que des corps roulaient ensemble ...
Que se passa-t-il? Pourquoi ces dispositions si rapidement changées? Pourquoi les moutons de la plate-forme se métamorphosaient-ils en tigres deux cents pieds plus bas?
Quoi qu'il en soit, le gardien de la tour, entendant un tel tapage, vint ouvrir la porte inférieure, juste au moment où les adversaires, contusionnés, les yeux hors de la tête, s'arrachaient réciproquement leurs cheveux, qui, heureusement, formaient perruque.