Jules Verne

C'était le baron Rodolphe de Gortz.

L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.

Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait Orfanik.

Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux hommes.

XV

« Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ? -- je viens de l'achever.

-- Tout est préparé dans les casemates des bastions ?

-- Tout.

-- Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au donjon ?

-- Ils le sont.

-- Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps de nous enfuir ?

-- Nous l'aurons.

-- A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était libre ?

-- Il l'est. »

Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la chapelle.

« Ah ! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui tenteront de forcer ton enceinte ! »

Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune comte.

« Vous avez entendu ce qui se disait à Werst ? demanda-t-il à Orfanik.

Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait dans l'auberge du _Roi Mathias_.

Est-ce que l'attaque est pour cette nuit ?

-- Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.

-- Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst ? -- Depuis deux heures, avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.

Eh bien ! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous ceux qui lui viendront en aide. »

Puis, au bout de quelques moments :

« Et ce fil, Orfanik ? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais savoir qu'il établissait une communication entre le château et le village de Werst... -- On ne le saura pas ; je détruirai ce fil. » A notre avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes, qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait pas tarder à être révélée.

A cette époque -- nous ferons très particulièrement remarquer que cette histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle, -- l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme « l'âme de l'univers », avait été poussé aux derniers perfectionnements. L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur oeuvre.

Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se voir dans des glaces reliées par des fils. grâce à l'invention du téléphote.] .

Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.

Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait seul à en profiter.

Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa façon, étaient bien de nature à s'entendre.