Jules Verne

Aussi, depuis leur rencontre, ne se séparèrent-ils plus -- pas même lorsque le baron de Gortz suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.

Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires effets.

Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y enfermer avec lui.

Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.

En réalité, ce qui restait du burg -- et notamment le donjon central --, était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.

Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une intervention diabolique.

Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en douter ? Oui, si l'on réussissait à établir une communication téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du _Roi Mathias_, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir chaque soir.

C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil à la grande salle de l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.

Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on sait ce qui en résulta.

C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se passait à Werst.