-- Va, Rotzko, va. »
A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la fasciner...
Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué la Stilla...
Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène surprenant.
Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette salle où Franz est seul, bien seul pourtant.
Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.
Oui ! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano, inspirée par ces paroles :
Nel giardino de' mille fiori, Andiamo, mio cuore...
Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...
Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de l'entendre encore une fois...
Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint avec les molles vibrations de l'air.
Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette voix qui lui va au coeur...
Tout est silence au-dedans et au-dehors.
« Sa voix t... murmure-t-il. Oui 1... c'était bien sa voix... sa voix que j'ai tant aimée ! »
Puis, revenant au sentiment de la réalité « je dormais... et j'ai rêvé ! » dit-il.
XI
Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore troublé des visions de la nuit.
C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour prendre la route de Kolosvar.
Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.
Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le plateau d'Orgall.
Et ses réflexions portaient sur ce point : une fois arrivé à Karlsburg, tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst ? Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes ?
Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village, c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire l'approche.
Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré dans ses idées, et il hésitait à présent.
En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il de vrai ? Quelle preuve avait-on de cette mort ? Peut-être le baron de Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au château de ses ancêtres ? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays ? C'est précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.