Jules Verne

On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg, on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.

Or, s'il en était ainsi, quelle conduite Lejeune comte devait-il adopter ? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires privées du comte de Gortz ? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la terrasse.

Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet :

« Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien ! si cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire, et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.

-- Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as raison, mon brave Rotzko.

-- je le pense aussi, répondit simplement le soldat. -- Quant à maître Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour en finir avec les prétendus esprits du burg.

-- En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.

-- Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.

-- Tout sera prêt.

-- Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un détour vers le Plesa.

-- Et pourquoi, mon maître ?

-- je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.

-- A quoi bon ?...

Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même d'une demi-journée. »

Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.

C'est que Franz -- comme s'il eût subi quelque influence irrésistible -- se sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.

Mais avait-il rêvé ?... Oui ! voilà ce qu'il en était à se demander se rappelant que, dans cette même salle du _Roi Mathias_, une voix s'était déjà fait entendre, assurait-on, -- cette voix dont Nic Deck avait si imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y pénétrer.

Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg. Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.

Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se disposa au départ.

Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser leurs adieux.

Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied, -- ce dont l'ex-infirmier s'attribuait tout l'honneur.

« Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi qu'à votre fiancée.