Jules Verne

-- Brutale et diabolique !

-- Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants.

-- Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui m'est arrivé ?

-- je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera et de la façon la plus simple.

-- Plaise à Dieu ! répondit le forestier.

-- Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à la famille de Gortz ?

-- Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.

-- Et à quelle époque remonte cette disparition ?

-- A vingt ans environ.

-- A vingt ans ?...

-- Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son départ, et on ne l'a plus revu.

-- Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg ?

-- Personne.

-- Et que croit-on dans le pays ?...

-- On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort a suivi de près sa disparition.

-- On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore -- il y a cinq ans du moins.

-- Il vivait, monsieur le comte ?...

-- Oui... en Italie... à Naples.

-- Vous l'y avez vu ?...

-- Je l'ai vu.

-- Et depuis cinq ans ?...

-- Je n'en ai plus entendu parler. »

Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue -- une idée qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le sourcil froncé :.

« Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au fond de ce burg ?...

-- Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.

-- Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer jusqu'à lui ?...

-- Aucun », répondit Franz de Télek.

Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans ce château, après son départ de Naples ? Là, grâce à des croyances superstitieuses habilement entretenues, rie lui avait-il pas été facile, s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du pays environnant ? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta :

-- Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me traiter de cette façon ! »

Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien pénétrer le mystère du château des Carpathes.

Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait d'assister.

Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'où il ne sortit plus de la journée.

A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne vint troubler sa solitude.

Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte : « Vous n'avez plus besoin de moi, mon maître ?

-- Non, Rotzko.

-- Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.