Jules Verne

C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul avec son fiancé.

Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.

« Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes ?

-- je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte,

répondit Nic Deck.

-- Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille du burg ? -- je n'en doute pas.

-- Et pourquoi, s'il vous plaît ?...

-- Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait inexplicable.

-- Auriez-vous la complaisance de nie raconter cette affaire sans rien omettre de ce qui s'est passé ?

-- Volontiers, monsieur le comte. »

Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz lors de sa conversation avec les hôtes du _Roi Mathias_, -- faits auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement naturelle.

En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz déclara au jeune forestier.

« Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron ? Cela n'est guère possible, vous cri conviendrez...

-- Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...

Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du docteur Patak n'ont pas trace de blessure.

-- Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient retenus de cette façon...

-- je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur ? »

Franz fut assez embarrassé pour répondre.

« Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-même.

-- Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est arrivé, Nic Deck.

-- Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.

-- Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps ? demanda Franz.

-- Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une violence...

-- Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du pont-levis ?...

-- Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur m'a relevé sans connaissance. »

Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient incrédule.

« Voyons, monsieur le comte, reprit Nie Deck, ce que je vous ai raconté là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout cela !

-- Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu une commotion brutale...