Jules Verne

Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie ?... Oui, et on eût dit que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.

Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante des habitants de Werst ?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que répercutaient les échos du col.

En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs, tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un pays si extraordinairement machiné.

Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'être déserte. Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.

Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut soulevé du dehors ; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put s'ouvrir.

Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.

Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans l'ouvrir.

« Qui est là ? demanda-t-il. -- Ce sont deux voyageurs. -- Vivants ?...

-- Très vivants.

-- En êtes-vous bien sûrs ?...

-- Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser dehors. »

Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le seuil de la salle.

A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à Werst.

A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le _Roi Mathias_ !

Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme, et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.

Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les deux voyageurs :

« Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.

-- De quel pays ?...

-- De Krajowa. »

Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine, -- ce que Jonas avait reconnu au premier aspect.

Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste, épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main.

C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.

Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils se dirigeaient vers le Retyezat.