Jules Verne

Après avoir visité la contrée jusqu'aux limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la vallée des deux Sils.

« Vous avez des chambres à nous donner ? demanda Franz de Télek.

-- Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte, répondit Jonas.

-- Deux suffiront, dit Rotzko ; il faut seulement qu'elles soient l'une près de l'autre.

-- Celles-ci vous conviendront-elles ? reprit Jonas, en ouvrant deux portes à l'extrémité de la grande salle,

-- Très bien », répondit Franz de Télek.

On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu l'apparence humaine. Non ! ce gentilhomme se présentait comme un de ces personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au _Roi Mathias_.

-- A quelle distance sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte.

-- A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas. -- Est-ce que l'étape est fatigante ?

-- Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos de quelques jours... -- Pouvons-nous souper ? demanda Franz de Télek en coupant court aux invites de l'aubergiste.

-- Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur le comte un repas digne de lui... -- Du pain, du vin, des oeufs et de la viande froide nous suffiront pour ce soir.

-- je vais vous servir.

-- Le plus tôt possible.

-- A l'instant. »

Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question l'arrêta.

, Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge ?... dit Franz de Télek.

-- En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.

-- Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant leur pipe ?

-- L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les poules au village de Werst. »

Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait pas un seul client.

« Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents habitants ?

-- Environ, monsieur le comte.

-- Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la principale rue...

-- C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du dimanche... »

Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre !

« Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront en train de souper ! » pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la salle.

Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit ; puis, le repas achevé, ils se retirèrent chacun dans sa chambre.

Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur conversation -- à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé, l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait la famille de son maître.

Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du dehors, et se répétant :

-- Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur sommeil ! »

La nuit s'écoula tranquillement.