Jules Verne

Puis, il se remet en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter... Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont arrivés très à propos.

Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas médical.

« Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave ! Mais, s'agit-il d'une maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a guère que le Chort qui puisse la guérir ! »

A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile, et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il était permis d'espérer qu'il s'en tirerait -- même sans aucune intervention diabolique --, et à la condition de ne pas suivre trop exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine.

VIII

De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de vaines menaces que la « bouche d'ombre », comme dirait le poète, avait fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappé d'une manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui seraient tentés de suivre son exemple ? Interdiction formelle de chercher à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village.

Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait rien moins que d'abandonner le pays ; déjà quelques familles tsiganes émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition ?

Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les entrailles du sol ?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges ?... Où l'on sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons ?

« C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver ! » disait le berger Frik d'un ton convaincu.

Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons dans les pâtures de la Sil.

Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin de réclamer l'intervention des autorités.

Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la cheminée du donjon ?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du plateau d'Orgall.