Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.
Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.
Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la peur :
« Arrête... Nic... arrête ! »
Le forestier ne l'écouta point.
« Viens... viens... où je m'en vais ! gémit le docteur, qui parvint à se remettre sur ses pieds.
-- Va-t'en ! » répondit Nic Deck.
Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.
Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du plateau d'Orgall et de reprendre à toutesjambes le chemin de Werst...
O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit précédente ! - voici qu'il ne peut bouger...
Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre ?... Non !... Ils adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous de sa chaussure.
Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre...
Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des gonds du pont-levis...
Un cri de douleur lui échappa ; puis, se rejetant en arrière comme s'il eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du fossé. « La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur ! » murmura-t-il et il perdit connaissance.
VII
Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak ? Elle n'avait cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient interminables.
Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se montrait -- ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon emploi. jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.
A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du surnaturel ?...
Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect,
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout personne ne songeait à remettre le pied au _Roi Mathias_, où des voix comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage usuel... mais une bouche !...
Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de Werst, il avait procédé à une longue investigation du _Roi Mathias_, fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette mystification.