Jules Verne

Rien !... Rien non plus du côté de la façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours impétueux du torrent. N'importe ! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son rakiou.

Bien du temps ?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne devait point se réaliser.

En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du _Roi Mathias_.

Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur Patak.

On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nie Deck avait promis à la désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle impatience ! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall avant la nuit tombante.

Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée d'absence ? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir poindre au tournant de la route du col.

Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie des arbres... Illusion pure ! Le col était désert, comme à l'habitude, car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir -- ce mardi des génies malfaisants --, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nie Deck fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au surplus, dans le village.

Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles effrayantes images s'offraient à elle ! En imagination, elle avait suivi son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa, tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il était devenu rejouer de leurs maléfices... C'était la victime vouée à leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine geôle... mort peut- Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur les traces de Nic Deck ! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux revinrent à leur logis.

Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre.

Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la « foire aux fiancés ». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de leurs meilleurs chevaux ; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des coffres aux brillantes couleurs ; familles, amies, voisines, les ont accompagnées.