Jules Verne

Mais, s'il parvint à calmer sa faim, il ne parvint pas à calmer sa peur.

« Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au pied de la roche.

-- Dormir, forestier !

-- Bonne nuit, docteur.

-- Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci ne finisse mal... »

Nie Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents, lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles réguliers.

Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en proie à ces extravagantes visions (lui naissant des troubles de l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre ? Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du château. Puis c'étaient les roches dit plateau d'Orgall, qui lui semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur les deux imprudente, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée leur était interdite !

Il s'était redressé, l'infortune docteur, il écoutait ces bruits qui se propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétante, qui tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une transsudation glaciale.

Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit -- c'était l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des maléfices.

Que se passait-il donc ?

Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.

En effet, là-haut, il crut voir - non ! il vit réellement des formes étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires.

Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à son oreille.

« La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg ! » Oui ! c'est bien la cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont le vent eût emporté les sons en une direction contraire.

Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met en branle ne sonne pas un glas de mort ! Non ! c'est un tocsin dont les coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine.

En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le corps.

Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble comme rentré en lui-même.

Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses ténèbres qui recouvrent le burg.