Jules Verne

« Cette cloche !... Cette cloche !.., répète le docteur Patak. C'est le Chort qui la sonne !... »

Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur absolument affolé !

Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu.

Soudain, des rugissements, semblables à ceux que , jettent les sirènes marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes. L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles assourdissants.

Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau d'Orgall ? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une lividité étrange ?

« Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi !... Ne suis-je plus comme toi qu'un cadavre ?... »

En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé, cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur le crâne des pendus...

Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une raideur tétanique. Comme dit le poète des _Contemplations_, il « respire de l'épouvante ! »

Une minute -- une minute au plus -- dura cet horrible phénomène. Puis, l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et l'obscurité.

Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le retour de l'aube.

A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à ses yeux ? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution ? S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure ? Certes, il avait dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble des éléments ? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il revenait au village, saris avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à travers ce diabolique château ?

Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main, cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde :

« Viens !... Viens !...

Non ! » répond Nic Deck.

Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce dernier effort.

Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula jusqu'au lever du jour.

Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières lueurs du matin.

A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé comme une peau de zèbre.

Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les feuilles bruissaient à la brise du levant.

Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient obstinément closes.

Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de petits cris clairs.

Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz.