En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol pierreux, c'était un épais chardon appelé « épine russe », dont les graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les chevaux moscovites -- « présent de joyeuse conquête que les Russes firent aux Transylvains ».
A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température, qui est assez notable à cette altitude.
« Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal ! murmura le docteur Patak.
-- Plaignez-vous donc ! répondit Nic Deck.
-- Certainement, je me plains ! Quel agréable endroit pour attraper quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me guérir ! » Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier de la quarantaine. Ah ! combien il regrettait sa confortable petite maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de coussins et de courtepointes !
Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck, et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate comme une tablette à sa partie supérieure.
Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc l'eût réduit en poussière.
A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit tort, le docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or, dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis redressé, ni la courtine à pic, tri le fossé profond, qui l'empêcheraient d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le cou à tous les deux.
Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans ces conditions, il frissonnait de terreur. Non ! c'était trop exiger d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques n'auraient pu y résister.
Puis, une idée lui vint tardivement, -- une idée à laquelle il n'avait point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois milles du village ! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le retour de l'aube... si elle revenait jamais ! En vérité, c'était vouloir tenter le diable !
Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer tranquillement de soir bissac un morceau de viande froide, après avoir puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire, pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en fallut pas moins pour réparer ses forces.