Jules Verne

Mais il comptait sans ce flair merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude « animale » pour ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux vents du sud ou du nord. Nie Deck était trop habile en son métier, il l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre, même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.

Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables qu'on nomme « faux platanes », de superbes chênes, en occupaient les premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins, massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à percer.

Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus léger attouchement leur arrache ! Nic Deck n'était pas homme à s'en inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions, -- fâcheuse aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour qu'ils pussent le visiter, -- ce qui leur permettrait d'être rentrés à Werst avant la nuit.

Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante, lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui eût voulu le retenus Noir ! il n'était point rassuré, le pauvre homme. Mais, maintenant, il n'eût as osé revenir seul en arrière, et il s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable compagnon.

Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche plus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir, parfois impossibles à tourner, Nie Deck et son compagnon avaient fort à faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui venir en aide.

-- Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre ! répétait-il.

-- Vous le raccommoderez.

-- Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner contre l'impossible ! »

Bah ! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se hâtait de le rejoindre.

La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour arriver en face du burg ? Il eût été malaisé de s'en rendre compte. Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de l'après-midi.