Au-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en altitude.
En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route, puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall.
Nie Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que pouvait-on désirer de plus ? On avait beaucoup dépensé, il fallait réparer la dépense.
Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très brèves.
« Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.
-- je vous écoute, répondit Nic Deck.
-- je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour reprendre des forces.
-- Rien de plus juste.
-- Avant de revenir à Werst...
-- Non... avant d'aller au burg.
-- Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons,
et c'est à peine si nous sommes à mi-route...
-- Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.
-- Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans voir clair, il faudra attendre le jour...
-- Nous l'attendrons.
-- Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens commun ?...
-- Non.
-- Comment ! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à passer la nuit en plein air ?...
-- Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du château.
-- Et s'il n'y a pas d'obstacle ?...
-- Nous irons coucher dans les appartements du donjon.
-- Les appartements du donjon ! s'écria le docteur Patak. Tu crois, forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de ce maudit burg...
-- Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.
-- Seul, forestier !... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour retourner au village ! -- Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous me suivrez jusqu'où j'irai...
-- Le jour, oui !... La nuit, non !
-- Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer sous les futaies. »
S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue -- une nuit très noire peut-être --, de descendre les pentes du col au risque de choir au fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.
« Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne te laisserai pas y aller seul.
-- Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir là.
-- Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg...
-- Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas découvert ce qui s'y passe.