Jules Verne

Devait-on en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs menaces ? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.

On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à l'angle du col.

Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante, bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. il avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces odeurs qui battent les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné, il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.

Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa. Coiffé du large chapeau des campagnarde, boutonné sous son épaisse cape de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion s'en présentait.

Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger l'exploration.

Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré passage, mérite à des piétons. Il y avait dès l'ors nécessité de couper obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.

C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente ou d'une tortillère.

Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la montagne, -- disposition commune à tout le système orographique des Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.

« Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois !... il n'y a pas même de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus !

-- Il y en aura, répondit Nic Deck.

-- C'est facile à dire, Nic...

-- Et facile à faire, Patak.

-- Ainsi, tu es toujours décidé ?... »

Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit route à travers lés arbres.

A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin ; mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.

Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck rie tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son service ne l'avait jamais amené.