Jules Verne

L'auberge du _Roi Mathias_ -- elle se nommait ainsi occupait un des angles de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre, très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa clientèle.

Voici maintenant comment cette salle recevait le jour : deux fenêtres perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors, était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre, lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad. D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses du burg ; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage.

A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir la frontière, désiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils étaient assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait chercher aux meilleurs « trafiks » des environs. Quant à lui, Jonas, il avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.

C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables. Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que ses soins ne seraient plus indispensables au défunt.

En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de « mamaliga », qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait fraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers roumains, l'alcool de « schnaps » qui ne coûte pas un demi-sou le verre, et plus particulièrement le « rakiou », violente eau-de-vie de prunes, dont le débit est considérable au pays des Carpathes.

Il faut mentionner que le cabaretier Jonas -- c'était une coutume de l'auberge -- ne servait qu'« à l'assiette », c'est-à-dire aux gens attablés, ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement que les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients. Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main, remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.

Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves gens se trouvaient d'accord en ce point : c'est que si le château des Carpathes