Jules Verne

' était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville.

« C'est très grave ! dit alors maître Koltz.

-- Très grave ! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable pipe. -- Très grave ! répéta l'assistance. -- Ce qui n'est que trop sûr, reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà grand tort au pays...

-- Et maintenant ce sera bien autre chose ! s'écria le magister Hermod.

-- Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec un soupir,

-- Et, à présent, ils ne viendront plus du tout ! ajouta Jonas en soupirant à l'unisson du biró.

-- Nombre d'habitants songent déjà à le quitte fit observer l'un des buveurs.

-- Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès que j'aurai vendu mes vignes...

-- Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme ! » riposta le cabaretier.

On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver encore.

En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes matériels ?

Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante :

« Peut-être faudrait-il ?...

-- Quoi ? demanda maître Koltz.

-- Y aller voir, mon maître. »

Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question resta sans réponse.

Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.

« Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose qu'il y ait à faire.

-- Aller au burg...

-- Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du feu, c'est qu'une main l'a allumé...

-- Une main... à moins que ce soit une griffe ! répliqua le vieux paysan en secouant la tête.

-- Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe ! Il faut savoir ce que cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a quitté...

-- Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.

Voilà ce que je n'admettrai jamais ! se récria vivement le magister Hermod.

-- C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg. »

La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que fussent ses yeux.

Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était indubitable que des êtres humains Occupaient actuellement le château des Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants pour les habitants de Vulkan et de Werst.

Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses croyances :

« Des êtres humains, mes amis ?... Vous me permettrez de n'en rien croire. Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....

-- Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus ? s'écria maître !Koltz.

-- Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se présentent sous la forme de belles femmes...