On vit alors le gymnaste redescendre adroitement la corde qui, si fortement qu'on l'eût tendue, se courbait en son milieu presque à toucher les eaux du Bosphore. Il brouettait toujours son confrère, s'avançant d'un pied sûr, et conservant son équilibre avec une imperturbable adresse. C'était vraiment superbe!
Lorsque Storchi eut atteint le milieu du trajet, les difficultés devinrent plus grandes, car il s'agissait alors de remonter la pente pour arriver au sommet du pylône. Mais les muscles de l'acrobate étaient vigoureux, ses bras et ses jambes fonctionnaient merveilleusement, et il poussait toujours la brouette, où se tenait son compagnon immobile, impassible, aussi exposé et aussi brave que lui, à coup sûr, et qui ne se permettait pas un seul mouvement de nature à compromettre la stabilité du véhicule.
Enfin, un concert d'admiration et un cri de soulagement éclatèrent!
Storchi était arrivé, sain et sauf, à la partie supérieure du pylône, et il en descendait, ainsi que son confrère, par une échelle qui aboutissait à l'angle du quai, où Ahmet et les siens se trouvaient placés.
L'audacieuse entreprise avait donc pleinement réussi, mais, on en conviendra, celui que Storchi venait de brouetter de la sorte avait bien droit à la moitié des bravos que l'Asie, en leur honneur, envoyait à l'Europe.
Mais, quel cri fut alors poussé par Ahmet! Devait-il, pouvait-il en croire ses yeux? Ce compagnon du célèbre acrobate, après avoir sérré la main de Storchi, s'était arrêté devant lui et le regardait en souriant.
«Kéraban, mon oncle Kéraban!....» s'écria Ahmet, pendant que les deux jeunes filles, Saraboul, Van Mitten, Yanar, Sélim, Bruno, tous se pressaient à ses côtés.
C'était le seigneur Kéraban en personne!
«Moi-même, mes amis, répondit-il avec l'accent du triomphe, moi-même qui ai trouvé ce bravo gymnaste prêt à partir, moi qui ai pris la place de son compagnon, moi qui ai passé le Bosphore! ... non! ... par-dessus le Bosphore, pour venir signer à ton contrat, neveu Ahmet!
--Ah! seigneur Kéraban! ... mon oncle! s'écriait Amasia. Je savais bien que vous ne nous abandonneriez pas!
--C'est bien, cela! répétait Nedjeb en battant des mains.
--Quel homme! dit Van Mitten! On ne trouverait pas son pareil dans toute la Hollande!
--C'est mon avis! répondit assez sèchement Saraboul.
--Oui! j'ai passé, et sans payer, reprit Kéraban en s'adressant cette fois au chef de police, oui! sans payer ... , si ce n'est deux mille piastres que m'a coûté ma place dans la brouette et les huit cent mille dépensées pendant le voyage!
--Tous mes compliments,» répondit le chef de police, qui n'avait pas autre chose à faire qu'à s'incliner devant un entêtement pareil.
Les cris d'acclamation retentirent alors de toutes parts en l'honneur du seigneur Kéraban, pendant que ce bienfaisant têtu embrassait de bon coeur sa fille Amasia et son fils Ahmet.
Mais il n'était point homme à perdre son temps,--même dans l'enivrement du triomphe.
«Et maintenant, allons chez le juge de Constantinople! dit-il.
--Oui, mon oncle, chez le juge, répondit Ahmet. Ah! vous êtes bien le meilleur des hommes!
--Et, quoi que vous en disiez, répliqua le seigneur Kéraban, pas entêté du tout ... à moins qu'on ne me contrarie!»
Il est inutile d'insister sur ce qui se passa ensuite. Ce jour-même, dans l'après-midi, le juge recevait le contrat, puis, l'iman disait une prière à la mosquée, puis, on rentrait à la maison de Galata, et, avant que le minuit du 30 de ce mois fut sonné, Ahmet était marié, bien marié, à sa chère Amasia, à la richissime fille du banquier Sélim.
Le soir même, Van Mitten, anéanti, se préparait à partir pour le Kurdistan en compagnie du seigneur Yanar, son beau-frère, et de la noble Saraboul, dont une dernière cérémonie, en ce pays lointain, allait faire définitivement sa femme.
Au moment des adieux, en présence d'Ahmet, d'Amasia, de Nedjeb, de Bruno, il ne put s'empêcher de dire avec un doux reproche à son ami:
«Quand je pense, Kéraban, que c'est pour n'avoir pas voulu vous contrarier que me voilà marié ...