Jules Verne

--Ce bonhomme-là est tout simplement un sorcier de foire! murmura Kéraban.

--Mais, juge, jamais ... fit observer la noble Saraboul, jamais un simple animal....

--Vous allez bien le voir!

--Et pourquoi pas? ... répondit le seigneur Yanar. Aussi, bien que je ne puisse être accusé de cet attentat, je vais donner l'exemple et commencer l'épreuve.»

Ce disant, Yanar, allant près de la chèvre qui restait immobile, lui passa la main sur le dos depuis le cou jusqu'à la queue.

La chèvre resta muette.

«Aux autres,» dit le juge.

Et, successivement, les voyageurs, rassemblés dans la cour du caravansérail, imitèrent le seigneur Yanar, et caressèrent le dos de l'animal; mais ils n'étaient pas coupables, sans doute, puisque la chèvre ne fit entendre aucun bêlement accusateur.

VIII

QUI FINIT D'UNE MANIÈRE TRÈS INATTENDUE, SURTOUT POUR L'AMI VAN MITTEN.

Pendant la durée de celle épreuve, le seigneur Kéraban avait pris à part son ami Van Mitten et son neveu Ahmet. Et voici le bout de dialogue qui s'échangeait entre eux,--dialogue dans lequel l'incorrigible personnage, oubliant ses bonnes résolutions de ne plus s'entêter à rien, allait encore imposer à autrui sa manière de voir et sa manière de faire.

«Eh! mes amis, dit-il, ce sorcier me paraît être tout simplement le dernier des imbéciles!

--Pourquoi? demanda le Hollandais.

--Parce que rien n'empêche le coupable ou les coupables,--nous, par exemple,--de faire semblant de caresser cette chèvre, en lui passant la main au-dessus du dos, sans y toucher! Au moins, ce juge aurait-il dû agir en pleine lumière, afin d'empêcher toute supercherie! ... Mais dans l'ombre, c'est absurde!

--En effet, dit Van Mitten....

--Ainsi vais-je faire, reprit Kéraban, et je vous engage fort à suivre mon exemple.

--Eh! mon oncle, reprit Ahmet, qu'on lui caresse ou qu'on ne lui caresse pas le dos, vous savez bien que cet animal ne bêlera pas plus pour les innocents que pour les coupables!

--Évidemment, Ahmet, mais puisque ce bonhomme de juge est assez simple pour opérer de la sorte, je prétends être moins simple que lui, et je ne toucherai pas à sa bête! ... Et je vous prie même de faire comme moi!

--Mais, mon oncle?....

--Ah! pas de discussion là-dessus, répondit Kéraban, qui commençait à s'échauffer.

--Cependant ... dit le Hollandais.

--Van Mitten, si vous étiez assez naïf pour frotter le dos de cette chèvre je ne vous le pardonnerais pas!

--Soit! Je ne frotterai rien du tout, pour ne point vous désobliger, ami Kéraban! ... Peu importe, d'ailleurs, puisque, dans l'ombre, on ne nous verra pas!»

La plupart des voyageurs avaient alors achevé de subir l'épreuve, et la chèvre n'avait encore accusé personne.

«A notre tour, Bruno, dit Nizib.

--Mon Dieu! que ces Orientaux sont stupides de s'en rapporter à cette bête!» répondit Bruno.

Et, l'un après l'autre, ils allèrent caresser le dos de la chèvre, qui ne bêla pas plus pour eux que pour les voyageurs précédents.

«Mais il ne dit rien, votre animal! s'écria la noble Saraboul, en interpellant le juge.

--Est-ce une plaisanterie? ajouta le seigneur Yanar. C'est qu'il ne ferait pas bon plaisanter avec des Kurdes!

--Patience! répondit le juge en secouant la tête d'un air malin, si la chèvre n'a pas bêlé, c'est que le coupable ne l'a pas touchée encore.

--Diable! il n'y a plus que nous! murmura Van Mitten, qui, sans trop savoir pourquoi, laissait percer quelque vague inquiétude.

--A notre tour, dit Ahmet.

--Oui! ... à moi d'abord!» répondit Kéraban. Et, en passant devant son ami et son neveu:

«N'y touchez pas, surtout!» répéta-t-il à voix basse.

Puis, étendant la main au-dessus de la chèvre, il feignit de lui caresser lentement le dos, mais sans frôler un seul de ses poils.

La chèvre ne bêla pas.

«Voilà qui est rassurant!» dit Ahmet.

Et, suivant l'exemple de son oncle, à peine sa main effleura-t-elle le dos de la chèvre.

La chèvre ne bêla pas.

C'était au tour du Hollandais. Van Mitten, le dernier de tous, allait tenter l'épreuve ordonnée par le juge.