11 s'avança donc vers l'animal, qui semblait le regarder en dessous; mais lui aussi, pour ne point déplaire à son ami Kéraban, il se contenta de promener doucement sa main au-dessus du dos de la chèvre.
La chèvre ne bêla pas.
Il y eut un «oh!» de surprise, et un «ah!» de satisfaction dans toute l'assistance.
«Décidément, votre chèvre n'est qu'une brute!... s'écria Yanar d'une voix de tonnerre.
--Elle n'a pas reconnu le coupable, s'écria à son tour la noble Kurde, et, pourtant, le coupable est ici, puisque personne n'a pu sortir de cette cour!
--Hein! fit Kéraban, ce juge, avec sa bête si maligne, est-il assez ridicule, Van Mitten?
--En effet! répondit Van Mitten, absolument rassuré maintenant sur l'issue de l'épreuve.
--Pauvre petite chèvre, dit Nedjeb à sa maîtresse, est-ce qu'on va lui faire du mal, puisqu'elle n'a rien dit?»
Chacun regardait alors le juge, dont l'oeil, tout émerillonné de malice, brillait dans l'ombre comme une escarboucle.
«Et maintenant, monsieur le juge, dit Kéraban d'un ton quelque peu sarcastique, maintenant que votre enquête est terminée, rien ne s'oppose, je pense, à ce que nous nous retirions dans nos chambres.... --Cela ne sera pas! s'écria la voyageuse irritée. Non! cela ne sera pas! Un crime a été commis....
--Eh! madame la Kurde! répliqua Kéraban, non sans aigreur, vous n'avez pas la prétention d'empêcher d'honnêtes gens d'aller dormir, quand ils en ont envie!
--Vous le prenez sur un ton, monsieur le Turc!... s'écria le seigneur Yanar.
--Sur le ton qui convient, monsieur le Kurde.» riposta le seigneur Kéraban.
Scarpante, pensant que le coup tenté par lui était manqué, puisque les coupables n'avaient point été reconnus, ne vit pas sans une certaine satisfaction cette querelle qui mettait aux prises le seigneur Kéraban et le seigneur Yanar. De là, surgirait peut-être une complication de nature à servir ses projets.
Et, en effet, la dispute s'accentuait, entre ces deux personnages. Kéraban se fût plutôt laissé arrêter, condamner, que de n'avoir pas le dernier mot. Ahmet, lui-même, allait intervenir pour soutenir son oncle, lorsque le juge dit simplement:
«Rangez-vous tous, et qu'on apporte des lumières!»
Maître Kidros, à qui s'adressait cet ordre, s'empressa de le faire exécuter. Un instant après, quatre serviteurs du caravansérail entraient avec des torches, et la cour s'éclairait vivement.
«Que chacun lève la main droite!» dit le juge.
Sur cette injonction, toutes les mains droites furent levées.
Toutes étaient noires à la paume et aux doigts, toutes,--excepté celles du seigneur Kéraban, d'Ahmet et de Van Mitten.
Et aussitôt le juge les désignant tous trois:
«Les malfaiteurs.... les voilà! dit-il.
--Hein! fit-Kéraban.
--Nous? ..., s'écria le Hollandais, sans rien comprendre à cette affirmation inattendue.
--Oui! ...eux! reprit le juge! Qu'ils aient craint ou non d'être dénoncés par la chèvre, peu importe! Ce qui est certain, c'est que se sachant coupables au lieu de caresser le dos de cot animal, qui était enduit d'une couche de suie, ils n'ont fait que passer leur main au-dessus et se sont accusés eux-mêmes!»
Un murmure flatteur,--très flatteur pour l'ingéniosité du juge--s'éleva aussitôt, tandis que le seigneur Kéraban et ses compagnons, fort désappointés, baissaient la tête.
«Ainsi, dit le seigneur Yanar, ce sont ces trois malfaiteurs qui ont osé la nuit dernière....
--Eh! la nuit dernière, s'écria Ahmet, nous étions à dix lieues du caravansérail de Rissar!
--Qui le prouve? ... répliqua le juge. En tout cas, il n'y a qu'un instant, c'est vous qui avez tenté de vous introduire dans la chambre de cette noble voyageuse!
--Eh bien, oui, s'écria Kéraban, furieux de s'être si maladroitement laissé prendre à ce piège, oui!... c'est nous qui sommes entrés dans ce couloir! Mais ce n'est qu'une erreur de notre part ... ou plutôt une erreur de l'un des serviteurs du caravansérail!
--Vraiment! répondit ironiquement le seigneur Yanar.
--Sans doute! On nous avait indiqué la chambre de cette dame comme étant la nôtre!....