Jules Verne

Bruno se tut.

«Mon cher Kéraban, reprit Van Mitten, il ne s'agit, après tout, que d'une somme relativement minime, qui me permettra de demeurer quelques jours à Trébizonde....

--Minime ou non, monsieur, dit Kéraban, n'attendez absolument rien de moi!

--Mille piastres suffiraient!...

--Ni mille, ni cent, ni dix, ni une! riposta Kéraban, qui commençait à se mettre en colère.

--Quoi! rien?

--Rien!

--Mais alors....

--Alors, vous n'avez qu'à continuer ce voyage avec nous, monsieur Van Mitten. Vous ne manquerez de rien! Mais quant à vous laisser une piastre, un para, un demi-para, pour vous permettre de vous promener à votre convenance ... jamais!

--Jamais?...

--Jamais!»

La manière dont ce «jamais» fut prononcé était bien pour faire comprendre à Van Mitten et même à Bruno, que la résolution de l'entêté était irrévocable. Quand il avait dit non, c'était dix fois non!

Van Mitten fut-il particulièrement blessé de ce refus de Kéraban, autrefois son correspondant et naguère son ami, il serait difficile de l'expliquer, tant le coeur humain, et en particulier le coeur d'un Hollandais, flegmatique et réservé, renferme de mystères. Quant à Bruno, il était outré! Quoi! il lui faudrait voyager dans ces conditions, et peut-être dans de pires encore? Il lui faudrait poursuivre cette route absurde, cet itinéraire insensé, en charrette, à cheval, à pied, qui sait? Et tout cela pour la convenance d'un têtu d'Osmanli, devant lequel tremblait son maître! Il lui faudrait perdre enfin le peu qui lui restait de ventre, pendant que le seigneur Kéraban, en dépit des contrariétés et des fatigues, continuerait à se maintenir dans une rotondité majestueuse!

Oui! Mais qu'y faire? Aussi Bruno, n'ayant pas d'autre ressource que de grommeler, grommelat-il en son coin. Un instant, il songea à rester seul, à abandonner Van Mitten à toutes les conséquences d'une pareille tyrannie. Mais la question d'argent se dressait devant lui, comme elle s'était dressée devant son maître, lequel n'avait pas seulement de quoi lui payer ses gages. Donc, il fallait bien le suivre!

Pendant ces discussions, l'araba marchait péniblement. Le ciel, horriblement lourd, semblait s'abaisser sur la mer. Les sourds mugissements du ressac indiquaient que la lame se faisait au large. Au delà de l'horizon, le vent soufflait déjà en tempête.

Le postillon pressait de son mieux ses chevaux. Ces pauvres bêtes ne marchaient plus qu'avec peine. Ahmet les excitait de son côté, tant il avait hâte d'arriver à la bourgade d'Atina; mais, qu'il y fût devancé par l'orage, cela ne faisait plus maintenant aucun doute.

Le seigneur Kéraban, les yeux fermés, ne disait pas un mot. Ce silence pesait à Van Mitten, qui eût préféré quelque bonne bourrade de son ancien ami. Il sentait tout ce que celui-ci devait amasser de maugréements contre lui! Si jamais cet amas faisait explosion, ce serait terrible!

Enfin, Van Mitten n'y tint plus, et, se penchant à l'oreille de Kéraban, de manière que Bruno ne put l'entendre:

«Ami Kéraban? dit-il.

--Qu'y a-t-il? demanda Kéraban.

--Comment ai-je pu céder à cette idée de vous quitter, ne fût-ce qu'un instant? reprit Van Mitten.

--Oui! comment?

--En vérité, je ne le comprends pas!

--Ni moi!» répondit Kéraban.

Et ce fut tout; mais la main de Van Mitten chercha la main de Kéraban, qui accueillit ce repentir par une généreuse pression, dont les doigts du Hollandais devaient porter longtemps la marque.

Il était alors neuf heures du soir. La nuit se faisait très sombre. L'orage venait d'éclater avec une extrême violence. L'horizon s'embrasa de grands éclairs blancs, bien qu'on ne put entendre encore les éclats de la foudre. La bourrasque devint bientôt si forte, que, plusieurs fois, on put craindre que l'araba ne fût renversée sur la route. Les chevaux, épuisés, épouvantés, s'arrêtaient à chaque instant, se cabraient, reculaient, et le postillon ne parvenait que bien difficilement à les maintenir.

Que devenir dans ces conjonctures? On ne pouvait faire halte, sans abri, sur cette falaise battue par les vents d'ouest.