Ce Phase n'est point le Rion qui se jette à Poti: c'est le Kour, descendu de la région caucasienne, et il ne coule pas loin de ce Lazistan à travers lequel le seigneur Kéraban et ses compagnons allaient maintenant s'engager.
Ah! si Van Mitten en avait eu le temps, quelles observations précieuses il aurait sans doute faites et qui sont perdues pour les érudits de la Hollande! Et pourquoi n'aurait-il pas retrouvé l'endroit précis ou Xénophon, général, historien, philosophe, livra bataille aux Taoques et aux Chalybes en sortant du pays des Karduques, et ce mont Chenium, d'où les Grecs saluèrent de leurs acclamations les flots si désirés du Pont-Euxin?
Mais Van Mitten n'avait ni le temps de voir ni le loisir d'étudier, ou plutôt on ne le lui laissait pas. Et alors Bruno de revenir à la charge, de relancer son maître, afin que celui-ci empruntât au seigneur Kéraban ce qu'il fallait pour se séparer de lui.
«A Choppa!» répondait invariablement Van Mitten.
On se dirigea donc vers Choppa. Mais là, trouverait-on un moyen de locomotion, un véhicule quelconque, pour remplacer la confortable chaise, brisée au railway de Poti?
C'était une assez grave complication. Il y avait encore près de deux cent cinquante lieues à faire, et dix-sept jours seulement jusqu'à cette date du 30 courant. Or, c'était à cette date que le seigneur Kéraban devait être de retour! C'était à cette date qu'Ahmet comptait retrouver à la villa de Scutari la jeune Amasia qui l'y attendrait pour la célébration du mariage! On comprend donc que l'oncle et le neveu fussent non moins impatients l'un que l'autre. De là, un très sérieux embarras sur la manière dont s'accomplirait cette seconde moitié du voyage.
De retrouver une chaise de poste ou tout simplement une voiture dans ces petites bourgades perdues de l'Asie Mineure, il n'y fallait point compter.
Force serait de s'accommoder de l'un des véhicules du pays, et cet appareil de locomotion ne pourrait être que des plus rudimentaires.
Ainsi donc, soucieux et pensifs, allaient, sur le chemin du littoral, le seigneur Kéraban à pied, Bruno traînant par la bride son cheval et celui de son maître qui préférait marcher à côté de son ami; Nizib, monté et tenant la tête de la petite caravane. Quant à Ahmet, il avait pris les devants, afin de préparer les logements à Choppa, et faire l'acquisition d'un véhicule, de manière à repartir au soleil levant.
La route se fit lentement et en silence. Le seigneur Kéraban couvait intérieurement sa colère, qui se manifestait par ces mots souvent répétés: «Cosaques, railway, wagon, Saffar!» Lui, Van Mitten, guettait l'occasion de s'ouvrir à qui de droit de ses projets de séparation; mais il n'osait, ne trouvant pas le moment favorable, dans l'état où était son ami qui se fût enlevé au moindre mot.
On arriva à Choppa à neuf heures du soir. Cette étape, faite à pied, exigeait le repos de toute une nuit. L'auberge était médiocre; mais, la fatigue aidant, tous y dormirent leurs dix heures consécutives, tandis qu'Ahmet, le soir même, se mettait en campagne pour trouver un moyen de transport.
Le lendemain, 14 septembre, à sept heures, une araba était tout attelée devant la porte de l'auberge.
Ah! qu'il y avait lieu de regretter l'antique chaise de poste, remplacée par une sorte de charrette grossière, montée sur deux roues, dans laquelle trois personnes pouvaient à peine trouver place! Deux chevaux à ses brancards, ce n'était pas trop pour enlever cette lourde machine. Très heureusement, Ahmet avait pu faire recouvrir l'araba d'une bâche imperméable, tendue sur des cercles de bois, de manière à tenir contre le vent et la pluie. Il fallait donc s'en contenter en attendant mieux; mais il n'était pas probable que l'on pût se rendre à Trébizonde en plus confortable et plus rapide équipage.
On le comprendra aisément: à la vue de cette araba, Van Mitten, si philosophe qu'il fût, et Bruno, absolument éreinté, ne purent dissimuler une certaine grimace qu'un simple regard du seigneur Kéraban dissipa en un instant.
«Voilà tout ce que j'ai pu trouver, mon oncle! dit Ahmet en montrant l'araba.