Jules Verne

--Et c'est tout ce qu'il nous faut! répondit Kéraban, qui, pour rien au monde, n'eût voulu laisser voir l'ombre d'un regret à l'endroit de son excellente chaise de poste.

--Oui ... reprit Ahmet, avec une bonne litière de paille dans cette araba....

--Nous serons comme des princes, mon neveu!

--Des princes de théâtre! murmura Bruno.

--Hein? fit Kéraban.

--D'ailleurs, reprit Ahmet, nous ne sommes plus qu'à cent soixante agatchs [Footnote: Environ soixante lieues.] de Trébizonde, et là, j'y compte bien, nous pourrons nous refaire un meilleur équipage.

--Je répète que celui-ci suffira!» dit Kéraban, en observant, sous son sourcil froncé, s'il surprendrait au visage de ses compagnons l'apparence d'une contradiction.

Mais tous, écrasés par ce formidable regard s'étaient fait une figure impassible.

Voici ce qui fut convenu: le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno devaient prendre place dans l'araba, dont l'un des chevaux serait monté par le postillon, chargé du soin de relayer après chaque étape; Ahmet et Nizib, très habitués aux fatigues de l'équitation, suivraient à cheval. On espérait ainsi ne point éprouver trop de retard jusqu'à Trébizonde. Là, dans cette importante ville, on aviserait au moyen de terminer ce voyage le plus confortablement possible.

Le seigneur Kéraban donna donc le signal du départ, après que l'araba eut été munie de quelques vivres et ustensiles, sans compter les deux narghilés, heureusement sauvés de la collision, et qui furent mis à la disposition de leurs propriétaires. D'ailleurs, les bourgades de cette partie du littoral sont assez rapprochées les unes des autres. Il est même rare que plus de quatre à cinq lieues les séparent. On pourrait donc facilement se reposer ou se ravitailler, en admettant que l'impatient Ahmet consentit à accorder quelques heures de repos et surtout que les douckhans des villages fussent suffisamment approvisionnés.

«En route!» répéta Ahmet après son oncle, qui avait déjà pris place dans l'araba.

En ce moment, Bruno s'approcha de Van Mitten, et d'un ton grave, presque impérieux:

«Mon maître, dit-il, et cette proposition que vous devez faire au seigneur Kéraban?

--Je n'ai pas encore trouvé l'occasion, répondit évasivement Van Mitten. D'ailleurs, il ne me paraît pas très bien disposé....

--Ainsi, nous allons monter là-dedans? reprit Bruno en désignant l'araba d'un geste de profond dédain!

--Oui.... provisoirement!

--Mais quand vous déciderez-vous à faire cette demande d'argent de laquelle dépend notre liberté?

--A la prochaine bourgade, répondit Van Mitten.

--A la prochaine bourgade?...

--Oui! à Archawa!»

Bruno hocha la tête en signe de désapprobation et s'installa derrière son maître au fond de l'araba. La lourde charrette partit d'un assez bon trot sur les pentes de la route.

Le temps laissait à désirer. Des nuages, d'apparence orageuse, s'amoncelaient dans l'ouest. On sentait, au delà de l'horizon, certaines menaces de bourrasque. Cette portion de la côte, battue de plein fouet par les courants atmosphériques venus du large, ne devait pas être facile à suivre; mais on ne commande pas au temps, et les fatalistes fidèles de Mahomet savent mieux que tous autres le prendre comme il vient. Toutefois, il était à craindre que la mer Noire ne continuât pas à justifier longtemps son nom grec de _Pontus Euxinus_, le «bien hospitalier», mais plutôt son nom turc de _Kara Dequitz_, qui est de moins bon augure.

Fort heureusement, ce n'était point la partie élevée et montagneuse du Lazistan que coupait l'itinéraire adopté. Là, les routes manquent absolument, et il faut s'aventurer à travers des forêts que la hache du bûcheron n'a point encore aménagées. Le passage de l'araba y eût été à peu près impossible. Mais la côte est plus praticable, et le chemin n'y fait jamais défaut d'une bourgade à l'autre. Il circule au milieu des arbres fruitiers, sous l'ombrage des noyers, des châtaigniers, entre les buissons de lauriers et de rosiers des Alpes, enguirlandés par les inextricables sarments de la vigne sauvage.