Jules Verne

«Mon oncle!... dit Ahmet, que nous importe....

--Mon neveu, il importe beaucoup!

--Mon ami!... dit Van Mitten.

--Laissez-moi tranquille!» répondit Kéraban d'un ton qui cloua le Hollandais dans son coin.

Cependant, le garde-barrière, intervenant, s'écriait:

«Hâtez-vous! bâtez-vous!... Le train de Poti ne peut tarder à arriver!... Hâtez-vous!»

Mais le seigneur Kéraban ne l'écoutait guère! Après avoir ouvert la portière de la chaise, il était descendu sur la voie, suivi d'Ahmet et de Van Mitten, tandis que Bruno et Nizib se précipitaient hors du cabriolet.

Le seigneur Kéraban alla droit au cavalier, et saisissant son cheval par la bride:

«Voulez-vous me livrer passage? s'écria-t-il, avec une violence qu'il ne pouvait plus contenir.

--Jamais!

--Nous allons bien voir!

--Voir?...

--Vous ne connaissez pas le seigneur Kéraban!

--Ni vous le seigneur Saffar?»

En effet, c'était le seigueur Saffar, qui se dirigeait vers Poti, après une rapide excursion dans les provinces du Caucase méridional.

Mais ce nom de Saffar, ce nom du personnage qui avait accaparé les chevaux du relais de Kertsch, voilà qui ne pouvait que surexciter la colère de Kéraban! Céder à cet homme contre lequel il avait tant pesté déjà! Jamais! Il se fût plutôt fait écraser sous les pieds de son cheval.

«Ah! c'est vous le seigneur Saffar? s'écria-t-il. Eh bien, arrière, le seigneur Saffar!

--En avant,» dit Saffar, en faisant signe aux cavaliers de son escorte de forcer le passage.

Ahmet et Van Mitten, comprenant que rien ne ferait céder Kéraban se préparaient à lui venir en aide.

«Mais passez! passez donc! répétait le gardien. Passez donc!... Voici le train!»

Et, en effet, on entendait le sifflet de la locomotive, que cachait encore un coude du railway.

«Arrière! cria Kéraban.

--Arrière!» cria Saffar.

En ce moment, les hennissements de la locomotive s'accentuèrent. Le gardien, éperdu, agitait son drapeau, afin d'arrêter le train.... Il était trop tard.... Le train débouchait de la courbe....

Le seigneur Saffar, voyant qu'il n'avait plus le temps de franchir la voie, recula précipitamment. Bruno et Nizib s'étaient jetés de côté. Ahmet et Van Mitten, saisissant Kéraban, venaient de l'entraîner précipitamment, pendant que le postillon, enlevant son attelage, le poussait tout entier hors de la barrière.

A ce moment même, le train passait avec la rapidité d'un express. Mais en passant, il heurta l'arrière-train de la chaise, qui n'avait pu être entièrement dégagée, il le mit en pièces, et disparut, sans que ses voyageurs eussent seulement ressenti le choc de ce léger obstacle.

Le seigneur Kéraban, hors de lui, voulut se jeter sur son adversaire; mais celui-ci, poussant son cheval, traversa la voie, dédaigneusement, sans même l'honorer d'un regard, et, suivi de ses quatre cavaliers, il disparut au galop sur cette autre route, qui suit la rive droite du fleuve.

«Le lâche! le misérable!... s'écriait Kéraban, que retenait son ami Van Mitten, si jamais je le rencontre!

--Oui, mais en attendant, nous n'avons plus de chaise de poste! répondit Ahmet, en regardant les restes informes de la voiture rejetés hors de la voie.

--Soit! mon neveu, soit! mais je n'en ai pas moins passé, et passé le premier!»

Cela, c'était du Kéraban tout pur.

En ce moment, quelques Cosaques, de ceux qui sont chargés en Russie de surveiller les routes, s'approchèrent. Ils avaient vu tout ce qui était arrivé à la barrière du railway.

Leur premier mouvement fut de rejoindre le seigneur Kéraban et de lui mettre la main au collet. De là, protestation dudit Kéraban, intervention inutile de son neveu et de son ami, résistance plus violente du plus têtu des hommes, qui, après une contravention aux règlements de police des chemins de fer, menaçait d'empirer sa situation par une rébellion aux ordres de l'autorité.

On ne raisonne pas plus avec des Cosaques qu'avec des gendarmes. On ne leur résiste pas davantage. Quoiqu'il fit, le seigneur Kéraban, au comble de la fureur, fut emmené à la station de Sakario, pendant qu'Ahmet, Van Mitten, Bruno et Nizib restaient abasourdis devant leur chaise brisée.