--Les quitter, oui, mon maître, les quitter, après leur avoir souhaité bon voyage!
--Et rester ici?...
--Oui, rester ici, afin de visiter tranquillement le Caucase, puisque notre mauvaise étoile nous y a conduits! Après tout, nous serons, aussi bien là qu'à Constantinople, à l'abri des revendications de madame Van....
--Ne prononce pas ce nom, Bruno!
--Je ne le prononcerai pas, mon maître, pour ne point vous être désagréable! Mais, c'est à elle, en somme, que nous devons d'être embarqués dans une pareille aventure! Courir jour et nuit en chaise de poste, risquer de s'embourber dans les marécages ou de se rôtir dans des provinces en combustion, franchement, c'est trop, c'est beaucoup trop! Je vous propose donc, non point de discuter cela avec le seigneur Kéraban,--vous n'aurez pas le dessus!--mais de le laisser partir en le prévenant, par un petit mot bien aimable, que vous le retrouverez à Constantinople, quand il vous plaira d'y retourner!
--Ce ne serait pas convenable, répondit Van Mitten.
--Ce serait prudent, répliqua Bruno.
--Tu te trouves donc bien à plaindre?
--Très à plaindre, et d'ailleurs, je ne sais si vous vous en apercevez, mais je commence à maigrir!
--Pas trop, Bruno, pas trop!
--Si! je le sens bien, et, à continuer un pareil régime, j'arriverai bientôt à l'état de squelette!
--T'es-tu pesé, Bruno?
--J'ai voulu me peser à Kertsch, répondit Bruno, mais je n'ai trouvé qu'un pèse-lettre....
--Et cela n'a pu suffire?... répondit en riant Van Mitten.
--Non, mon maître, répondit gravement Bruno, mais avant peu, cela suffira pour peser votre serviteur!--Voyons! laissons-nous le seigneur Kéraban continuer sa route?»
Certes, cette manière de voyager ne pouvait plaire à Van Mitten, brave homme d'un tempérament rassis, jamais pressé en rien. Mais la pensée de désobliger son ami Kéraban, en l'abandonnant, lui eût été si désagréable qu'il refusa de se rendre.
«Non, Bruno, non, dit-il, je suis son invité....
--Un invité, s'écria Bruno, un invité qu'on oblige à faire sept cents lieues au lieu d'une!
--N'importe!
--Permettez-moi de vous dire que vous avez tort, mon maître! répliqua Bruno. Je vous le répète pour la dixième fois! Nous ne sommes pas au bout de nos misères, et j'ai comme un pressentiment que vous, plus que nous peut-être, vous en aurez votre bonne part!»
Les pressentiments de Bruno se réaliseraient-ils? L'avenir devait l'apprendre. Quoi qu'il en soit, à prévenir son maître, il avait rempli son devoir de serviteur dévoué, et, puisque Van Mitten était résolu à continuer ce voyage, aussi absurde que fatigant, il n'avait plus qu'à le suivre.
Cette route littorale longe presque invariablement les contours de la mer Noire. Si elle s'en éloigne quelquefois, pour éviter un obstacle du terrain ou desservir quelque bourgade en arrière, ce n'est jamais que de quelques verstes au plus. Les dernières ramifications de la chaîne du Caucase, qui court alors presque parallèlement à la côte, viennent mourir à la lisière de ces rivages peu fréquentés. A l'horizon, dans l'est, se dessine, comme une arête à dents inégales qui mordent le ciel, cette cime éternellement neigeuse.
A une heure de l'après-midi, on commença à contourner la petite baie de Zèmes, à sept lieues de Rajewskaja, de manière à gagner, huit lieues plus loin, le village de Gélendschik.
Ces bourgades, on le voit, sont peu éloignées les unes des autres.
Sur le littoral des districts de la mer Noire, on en compte à peu près une à cette moyenne distance; mais, en dehors de ces ensembles de maisons, pas plus importants quelquefois qu'un village ou un hameau, le pays est à peu près désert, et le commerce se fait plutôt par les caboteurs de la côte.
Cette bande de terre, entre le pied de la chaîne et la mer, est d'un aspect plaisant. Le sol y est boisé. Ce sont des groupes de chênes, de tilleuls, de noyers, de châtaigniers, de platanes, que les capricieux sarments de la vigne sauvage enguirlandent comme les lianes d'une forêt tropicale. Partout, rossignols et fauvettes s'échappent en gazouillant de champs d'azélias, que la seule nature a semés sur ces terrains fertiles.