Jules Verne

Vers midi, les voyageurs rencontrèrent tout un clan de Kalmouks nomades, de ceux qui sont divisés en oulousses, comprenant plusieurs khotonnes. Ces khotonnes sont de véritables villages ambulants, composés d'un certain nombre de kibitkas ou tentes, qui vont se planter ça et là, tantôt dans la steppe, tantôt dans les vallées verdoyantes, tantôt sur le bord des cours d'eau, au gré des chefs. On sait que ces Kalmouks sont d'origine mongole. Ils étaient fort nombreux autrefois dans la région caucasienne; mais les exigences de l'administration russe, pour ne pas dire ses vexations, ont provoqué une forte émigration vers l'Asie.

Les Kalmouks ont gardé des moeurs à part et un costume spécial. Van Mitten put noter, sur ses tablettes, que les hommes portaient un large pantalon, des bottes de maroquin, une khalate, sorte de douillette très ample, et un bonnet carré qu'entoure une bande d'étoffe, fourrée de peau de mouton. Pour les femmes, c'est à peu de chose près le même habillement, moins la ceinture, plus un bonnet, d'où sortent des tresses de cheveux agrémentées de rubans de couleur. Quant aux enfants, ils vont presque nus, et, l'hiver, pour se réchauffer, ils se blottissent dans l'âtre de la kibitka et dorment sous la cendre chaude.

Petits de taille, mais robustes, excellents cavaliers, vifs, adroits, alertes, vivant d'un peu de bouillie de farine cuite à l'eau avec des morceaux de viande de cheval, mais ivrognes endurcis, voleurs émérites, ignorants au point de ne savoir lire, superstitieux a l'excès, joueurs incorrigibles, tels sont ces nomades qui courent incessamment les steppes du Caucase. La chaise de poste traversa un de leurs khotonnes, sans presque attirer leur attention. A peine se dérangèrent-ils pour regarder ces voyageurs, dont l'un, tout au moins, les observait avec intérêt. Peut-être jetèrent-ils des regards d'envie à ce rapide attelage qui galopait sur la route. Mais, heureusement pour le seigneur Kéraban, ils s'en tinrent là. Les chevaux purent donc arriver au prochain relais, sans avoir échangé le box de leur écurie pour le piquet d'un campement kalmouk.

La chaise, après avoir contourné la baie de Zèmes, trouva une route étroitement resserrée entre les premiers contreforts de la chaîne et le littoral; mais, au delà, cette route s'élargissait sensiblement et devenait plus aisément praticable.

A huit heures du soir, la bourgade de Gélendschik était atteinte. On y relayait, on y soupait sommairement, on en repartait à neuf heures, on courait toute la nuit sous un ciel parfois nuageux, parfois étoile, au bruit du ressac d'une côte battue par les mauvais temps d'équinoxe, on atteignait le lendemain, à sept heures du matin, la bourgade de Beregowaja, à midi, la bourgade de Dschuba, à six heures du soir, la bourgade de Tenginsk, à minuit la bourgade de Nebugsk, le lendemain, à huit heures, la bourgade de Golowinsk, à onze heures la bourgade de Lachowsk, et, deux heures après, la bourgade de Ducha.

Ahmet aurait eu mauvaise grâce à se plaindre. Le voyage s'accomplissait sans accidents,--ce qui lui agréait fort, mais sans incidents,--ce qui ne laissait pas de contrarier Van Mitten. Ses tablettes ne se surchargeaient, en effet, que de fastidieux noms géographiques. Pas un aperçu nouveau, pas une impression digne de fixer le souvenir!

A Ducha, la chaise dut stationner deux heures, pendant que le maître de poste allait quérir ses chevaux, envoyés au pâturage.

«Eh bien, dit Kéraban, dînons aussi confortablement et aussi longuement que le comportentles circonstances.

--Oui, dînons, répondit Van Mitten.

--Et dînons bien, si c'est possible! murmura Bruno, en regardant son ventre amaigri.

--Peut-être cette halle, reprit le Hollandais, nous donnera-t-elle un peu de l'imprévu qui manque à notre voyage! Je pense que mon jeune ami Ahmet nous permettra de respirer?...

--Jusqu'à l'arrivée des chevaux, répondit Ahmet.

Nous sommes déjà an neuvième jour du mois!

--Voilà une réponse comme je les aime! répliqua Kéraban. Voyons ce qu'il y a à l'office!»

C'était une assez médiocre auberge, que l'auberge de Ducha, bâtie sur le bords de la petite rivière de Mdsymta, qui coule torrentiellement des contreforts du voisinage.