Jules Verne

--Mais vous avez raison, répondit Ahmet. Il faudrait, par précaution, éteindre...»

L'observation que faisait Ahmet, le postillon, habitué à traverser cette région, se l'était faite aussi, sans doute, car les lanternes de la chaise s'éteignirent soudain.

«Attention à ne pas fumer, vous autres! dit Ahmet, en s'adressant à Bruno et à Nizib.

--Soyez tranquille, seigneur Ahmet! répondit Bruno. Nous ne tenons point à sauter!

--Comment, s'écria Kéraban, voilà maintenant qu'il n'est pas permis de fumer ici?

--Non, mon oncle, répondit vivement Ahmet, non..., pendant quelques verstes du moins!

--Pas même une cigarette? ajouta l'entêté, qui roulait déjà entre ses doigts une bonne pincée de tombéki avec l'adresse d'un vieux fumeur.

--Plus tard, ami Kéraban, plus tard ... dans notre intérêt à tous! dit Van Mitten. Il serait aussi dangereux de fumer sur cette steppe qu'au milieu d'une poudrière.

--Joli pays! murmura Kéraban. Je serais bien étonné si les marchands de tabac y faisaient fortune! Allons, neveu Ahmet, quitte à se retarder de quelques jours, mieux eût valu contourner la mer d'Azof!»

Ahmet ne répondit rien. Il ne voulait point recommencer une discussion à ce sujet. Son oncle, tout grommelant, remit la pincée de tombéki dans sa poche, et ils continuèrent à suivre la chaise, dont la masse informe se dessinait à peine au milieu de cette profonde obscurité.

Il importait donc de ne marcher qu'avec une extrême précaution, afin d'éviter les chutes. La route, ravinée par places, n'était pas sûre au pied. Elle montait légèrement en gagnant vers l'est. Heureusement, à travers cette atmosphère embrumée, il n'y avait pas un souffle de vent. Aussi, les vapeurs s'élevaient-elles droit dans l'air, au lieu de se rabattre sur les voyageurs,--ce qui les eût fort incommodés.

On alla ainsi pendant une demi-heure environ, à très petits pas. En avant, les chevaux hennissaient et se cabraient toujours. Le postillon avait peine à les tenir. Les essieux de la chaise criaient, lorsque les roues glissaient dans quelque ornière; mais elle était solide, on le sait, et avait déjà fait ses preuves dans les marécages du bas Danube.

Un quart d'heure encore, et la région des cônes d'éruption serait certainement franchie.

Tout à coup, une vive lueur se produisit sur le côté gauche de la route. Un des cônes venait de s'allumer et projetait une flamme intense. La steppe en fut éclairée dans le rayon d'une verste.

«On fume donc!» s'écria Ahmet, qui marchait un peu en avant de ses compagnons et recula précipitamment.

Personne ne fumait.

Soudain, les cris du postillon se firent entendre en avant. Les claquements de son fouet s'y joignirent. Il ne pouvait plus maîtriser son attelage. Les chevaux épouvantés s'emportèrent, la chaise fut entraînée avec une extrême vitesse.

Tous s'étaient arrêtés. La steppe présentait, au milieu de cette nuit sombre, un aspect terrifiant.

En effet, les flammes, développées par le cône, venaient de se communiquer aux cônes voisins. Ils faisaient explosion les uns après les autres, éclatant avec violence, comme les batteries d'un feu d'artifice, dont les jets de feu s'entre-croisent.

Maintenant, une immense illumination emplissait la plaine. Sous cet éclat apparaissaient des centaines de grosses verrues ignivomes, dont le gaz brûlait au milieu des déjections de matières liquides, les uns avec la lueur sinistre du pétrole, les autres diversement colorés par la présence du soufre blanc, des pyrites ou du carbonate de fer.

En même temps, des grondements sourds couraient à travers les marnes du sol. La terre allait-elle donc s'entr'ouvrir et se changer en un cratère sous la poussée d'un trop-plein de matières éruptives?

Il y avait là un danger imminent. Instinctivement, le seigneur Kéraban et ses compagnons s'étaient écartés les uns des autres, afin de diminuer les chances d'un engloutissement commun. Mais il ne fallait pas s'arrêter. Il fallait marcher rapidement. Il importait de traverser au plus vite cette zone dangereuse. La route, bien éclairée, semblait être praticable.