Jules Verne

Tout en sinuant au milieu des cônes, elle traversait cette steppe en feu.

«En avant! en avant!» criait Ahmet.

On ne lui répondait pas, mais on lui obéissait. Chacun s'élançait dans la direction de la chaise de poste, qu'on ne pouvait plus apercevoir. Au delà de l'horizon, il semblait que l'obscurité de la nuit se refaisait sur cette partie de la steppe.... Là était donc la limite de cette région des cônes qu'il fallait dépasser.

Tout à coup, une plus vive explosion éclata sur la route même. Un jet de feu avait jailli d'une énorme loupe, qui venait de boursoufler le sol en un instant.

Kéraban fut renversé, et on put l'apercevoir se débattant à travers la flamme. C'en était fait de lui, s'il ne parvenait pas à se relever...

D'un bond, Ahmet se précipita au secours de son oncle. Il le saisit, avant que les gaz enflammés n'eussent pu l'atteindre. Il l'entraîna à demi suffoqué par les émanations de l'hydrogène.

«Mon oncle!... mon oncle!» s'écriait-il.

Et tous, Van Mitten, Bruno, Nizib, après l'avoir porté sur le bord d'un talus, essayèrent de rendre un peu d'air à ses poumons.

Enfin, un «brum! brum!» vigoureux et de bon augure se fit entendre. La poitrine du solide Kéraban commença à s'abaisser et à se soulever par intervalles précipités, en chassant les gaz délétères qui l'emplissaient. Puis il respira longuement, il revint au sentiment, à la vie, et ses premières paroles furent celles-ci:

«Oseras-tu encore me soutenir, Ahmet, qu'il ne valait pas mieux faire le tour de la mer d'Azof?

--Vous avez raison, mon oncle!

--Comme toujours, mon neveu, comme toujours!»

Le seigneur Kéraban avait à peine achevé sa phrase, qu'une profonde obscurité remplaçait l'intense lueur dont s'était illuminée toute la steppe. Les cônes s'étaient éteints subitement et simultanément. On eût dit que la main d'un machiniste venait de fermer le compteur d'un théâtre. Tout redevint noir, et d'autant plus noir que les yeux conservaient encore sur leur rétine l'impression de cette violente lumière, dont la source s'était instantanément tarie.

Que s'était-il donc passé? Pourquoi ces cônes avaient-ils pris feu, puisque aucune lumière n'avait été approchée de leur cratère?

En voici l'explication probable: sous l'influence d'un gaz qui brûle de lui-même au contact de l'air, il s'était produit un phénomène identique à celui qui incendia les environs de Taman en 1840. Ce gaz, c'est l'hydrogène phosphoré, dû à la présence de produits phosphatés, provenant des cadavres d'animaux marins enfouis dans ces couches marneuses. Il s'enflamme et communique le feu à l'hydrogène carboné, qui n'est autre chose que le gaz d'éclairage. Donc, à tout instant, sous l'influence peut-être de certaines conditions climatériques, ces phénomènes d'ignition spontanée peuvent se produire, sans que rien les puisse faire prévoir.

A ce point de vue, les routes des presqu'îles de Kertsch et de Taman présentent donc des dangers sérieux, auxquels il est difficile de parer, puisqu'ils peuvent être subits.

Le seigneur Kéraban n'avait donc pas tort, quand il disait que n'importe quelle autre route eût été préférable à celle que les impatiences d'Ahmet lui avaient fait suivre.

Mais enfin, tous avaient échappé au péril,--l'oncle et le neveu, un peu roussis sans doute, leurs compagnons, sans même avoir eu la plus légère brûlure.

A trois verstes de là, le postillon, maître de ses chevaux, s'était arrêté. Aussitôt les flammes éteintes, il levait rallumé les lanternes de la chaise, et, guidés par cette lueur, les voyageurs purent la rejoindre sans danger, sinon sans fatigue.

Chacun reprit sa place. On repartit, et la nuit s'acheva tranquillement. Mais Van Mitten devait conserver un émouvant souvenir de ce spectacle. Il n'eût pas été plus émerveillé, si les hasards de sa vie l'eussent conduit dans ces régions de la Nouvelle-Zélande, au moment où s'enflamment les sources étagées sur l'amphithéâtre de ses collines éruptives.

Le lendemain, 6 septembre, à dix-huit lieues de Taman, la chaise, après avoir contourné la baie de Kisiltasch, traversait la bourgade d'Anapa, et le soir, vers huit heures, elle s'arrêtait à la bourgade de Rajewskaja, sur la limite de la région caucasienne.