En outre, ce volatile était si vieux, et, par suite, si dur, qu'il faillit résister à Kéraban lui-même; mais les solides molaires de l'entêté personnage eurent raison de sa coriacité, et, en cette circonstance, il ne céda pas plus que d'habitude.
A ce plat réglementaire succéda une véritable terrine de yaourtz ou lait caillé, qui arriva fort à propos pour faciliter la déglutition du pilaw; puis, apparurent des galettes assez appétissantes, connues sous le nom de katlamas dans le pays.
Bruno et Nizib furent un peu moins bien, ou un peu plus mal partagés, comme on voudra, que leurs maîtres. Certes, leurs mâchoires auraient eu raison du plus récalcitrant des poulets; mais ils n'eurent pas l'occasion de les exercer. Le pilaw fut remplacé sur leur table par une sorte de substance noirâtre, fumée comme une plaque de cheminée, après un long séjour au fond de l'âtre.
«Qu'est-ce que cela? demanda Bruno.
--Je ne saurais le dire, répliqua Nizib.
--Comment, vous qui êtes du pays?...
--Je ne suis pas du pays.
--A peu près, puisque vous êtes turc! répondit Bruno. Eh bien, mon camarade, goûtez un peu à cette semelle desséchée, et vous me direz ce qu'il faut en penser!»
Et Nizib, toujours docile, mordit à belles dents dans le morceau de ladite semelle.
«Eh bien?... demanda Bruno.
--Eh bien, ça n'est pas bon, certes! mais ça se laisse manger tout de même!
--Oui, Nizib, quand on meurt de faim et qu'on n'a pas autre chose à se mettre sous la dent!»
Et Bruno y goûta à son tour, en homme décidé, pour ne pas maigrir, à risquer le tout pour le tout.
En somme, cela pouvait passer, en l'aidant de quelques verres d'une sorte de bière alcoolisée,--ce que firent les deux convives.
Mais, soudain, Nizib de s'écrier:
«Eh! Allah me vienne en aide!
--Qu'est-ce qui vous prend, Nizib?
--Si ce que j'ai mangé là était du porc?...
--Du porc! répliqua Bruno. Ah! c'est juste, Nizib! Un bon musulman comme vous ne peut se nourrir de cet excellent mais immonde animal! Eh bien! il me semble que, si ce mets inconnue est du porc, vous n'avez plus qu'une chose à faire!
--Et laquelle?
--C'est de le digérer tout tranquillement, maintenant qu'il est mangé!»
Cela ne laissait pas d'inquiéter Nizib, très observateur des lois du Prophète, et, comme il se sentait la conscience profondément troublée, Bruno dut aller aux informations près du maître de l'auberge.
Nizib fut alors rassuré et put laisser sa digestion s'accomplir sans aucun remords. Ce n'était même pas de la viande, c'était du poisson, du shebac, une sorte de Saint-Pierre, que l'on fend en deux comme une morue, que l'on sèche au soleil, que l'on fume, en le suspendant au-dessus de l'âtre, que l'on mange cru ou à peu près, et dont il se fait une exportation considérable pour tout le littoral du port de Rostow, situé au fond de la pointe nord-est de la mer d'Azof.
Maîtres et serviteurs durent donc se contenter de ce maigre souper de l'auberge d'Arabat. Les lits leur parurent plus durs que les coussins de la voiture; mais, enfin, ils n'étaient point soumis aux cahoteuses secousses d'une route, ils ne remuaient pas, et le sommeil qu'ils trouvèrent dans ces chambres peu confortables, fut suffisant pour les remettre de leurs précédentes fatigues.
Le lendemain, 2 septembre, dès le soleil levant, Ahmet était sur pied, et s'occupait de chercher la maison de poste, pour y prendre des chevaux de relais. L'attelage de la veille, surmené par une étape, longue et dure, n'aurait pu se remettre en route, sans avoir pris au moins vingt-quatre heures de repos.
Ahmet comptait amener la chaise toute attelée à l'auberge, de manière que son oncle et Van Mitten n'eussent plus qu'à y monter pour suivre le chemin de la presqu'île de Kertsch.
La maison de poste était bien là, à l'extrémité du village, avec son toit agrémenté de ces crosses de bois qui ressemblent à des manches de contrebasse; mais, de chevaux frais, il n'y avait point apparence. L'écurie était vide et, même à prix d'or, le maître n'aurait pu en fournir.