Jules Verne

Ahmet, très désappointé de ce contre-temps, revint donc à l'auberge. Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Bruno et Nizib, prêts à partir, attendaient que la chaise arrivât. Déjà même, l'un d'eux,--il est inutile de le nommer,--commençait à donner de visibles signes d'impatience.

«Eh bien, Ahmet, s'écria-t-il, tu reviens seul? Faut-il donc que nous allions chercher la chaise au relais?

--Ce serait malheureusement inutile, mon oncle! répondit Ahmet. Il n'y a plus un seul cheval!

--Pas de chevaux?... dit Kéraban.

--Et nous ne pourrons en avoir que demain!

--Que demain?...

--Oui! C'est vingt-quatre heures à perdre!

--Vingt-quatre heures à perdre! s'écria Kéraban, mais j'entends ne pas en perdre dix, pas même cinq, pas même une!

--Cependant, fit observer le Hollandais à son ami, qui se montait déjà, s'il n'y a pas de chevaux?...

--Il y en aura!» répondit le seigneur Kéraban. Et sur un signe, tous le suivirent.

Un quart d'heure plus tard, ils atteignaient le relais et s'arrêtaient devant la porte.

Le maître de poste se tenait sur le seuil, dans la nonchalante attitude d'un homme qui sait parfaitement qu'on ne pourra l'obliger à donner ce qu'il n'a pas.

«Vous n'avez plus de chevaux? demanda Kéraban, d'un ton peu accommodant déjà.

--Je n'ai que ceux qui vous ont amenés hier soir, répondit le maître de poste, et ils ne peuvent marcher.

--Eh pourquoi, s'il vous plaît, n'avez-vous pas de chevaux frais dans vos écuries?

--Parce qu'ils ont été pris par un seigneur turc, qui se rend à Kertsch, d'où il doit gagner Poti, après avoir traversé le Caucase.

--Un seigneur turc, s'écria Kéraban! Un de ces Ottomans à la mode européenne, sans doute! Vraiment! ils ne se contentent pas de vous embarrasser dans les rues de Constantinople, il faut encore qu'on les rencontre sur les routes de la Crimée!

--Et quel est-il?

--Je sais qu'il se nomme le seigneur Saffar, voilà tout, répondit tranquillement le maître de poste.

--Eh bien, pourquoi vous êtes-vous permis de donner ce qui vous restait de chevaux à ce seigneur Saffar? demanda Kéraban, avec l'accent du plus parfait mépris.

--Parce que ce voyageur est arrivé au relais, hier matin, douze heures avant vous, et que les chevaux étant disponibles, je n'avais aucune raison pour les lui refuser.

--Il y en avait, au contraire!...

--Il y en avait?... répéta le maître de poste.

--Sans doute, puisque je devais arriver!»

Que peut-on répondre à des arguments de cette valeur? Van Mitten voulut intervenir: il en fut pour une bourrade de son ami. Quant au maître de poste, après avoir regardé le seigneur Kéraban d'un air goguenard, il allait rentrer dans sa maison, lorsque celui-ci l'arrêta, en disant:

«Peu importe, après tout! Que vous ayez des chevaux ou non, il faut que nous partions à l'instant!

--A l'instant?... répondit le maître de poste. Je vous répète que je n'ai pas de chevaux.

--Trouvez-en!

--Il n'y en a pas à Arabat.

--Trouvez-en deux, trouvez-en un, répondit Kéraban, qui commençait à ne plus se posséder, trouvez-en la moitié d'un ... mais trouvez-en!

--Cependant, s'il n'y en a pas?... crut devoir répéter doucement le conciliant Van Mitten.

--Il faut qu'il y en ait!

--Peut-être pourriez-vous nous procurer un attelage de mules ou mulets? demanda Ahmet au maître de poste.

--Soit! des mules ou des mulets! ajouta le seigneur Kéraban. Nous nous en contenterons!--Je n'ai jamais vu ni mules ni mulets dans la province! répondit le maître de poste.

--Eh bien, il en voit un aujourd'hui, murmura Bruno à l'oreille de son maître, en désignant Kéraban, et un fameux!

--Des ânes alors?... dit Ahmet.

--Pas plus d'ânes que de mulets!

--Pas plus d'ânes!... s'écria le seigneur Kéraban. Ah ça! vous moquez-vous de moi, monsieur le maître de poste! Comment, pas d'ânes dans le pays! Pas de quoi faire un attelage, quel qu'il soit? Pas de quoi relayer une voiture?»

Et l'obstiné personnage, en parlant ainsi, jetait des regards courroucés, à droite et à gauche, sur une douzaine d'indigènes, qui s'étaient assemblés à la porte du relais.