Jules Verne

Cette langue s'appelle flèche d'Arabat. Elle s'étend depuis le village de ce nom, au sud, jusqu'à Ghénitché, au nord,--en terre ferme,--coupée seulement en cet endroit par une saignée de trois cents pieds, par laquelle entrent les eaux de la mer d'Azof, ainsi qu'il a été dit plus haut.

Avec le lever du jour, le seigneur Kéraban et ses compagnons furent entourés de vapeurs humides, épaisses, malsaines, qui se dissipèrent peu à peu sous l'action des rayons solaires.

La campagne était moins boisée, plus déserte aussi. On y voyait paître en liberté des dromadaires de grande taille,--ce qui faisait de cette contrée comme une annexe du désert arabique. Les charrettes qui passaient, construites en bois, sans un seul morceau de fer, assourdissaient l'air en grinçant sur leurs essieux frottés de bitume. Tout cet aspect est assez primitif; mais, dans les maisons des villages, dans les fermes isolées, se retrouve encore la générosité de l'hospitalité tartare. Chacun peut y entrer, s'asseoir à la table du maître, puiser aux plats qui y sont incessamment servis, manger à sa faim, boire à sa soif, et s'en aller avec un simple «merci» pour toute rétribution.

Il va sans dire que les voyageurs n'abusèrent jamais de la simplicité de ces vieilles coutumes, qui ne tarderont pas à disparaître. Ils laissèrent toujours et partout, sous forme de roubles, des marques suffisantes de leur passage. Le soir, l'attelage, épuisé par une longue course, s'arrêtait à la bourgade d'Arabat, à l'extrémité sud de la flèche.

Là, sur le sable, s'élève une forteresse, au pied de laquelle les maisons sont bâties pêle-mêle. Partout des massifs de fenouil, qui sont de véritables réceptacles à couleuvres, et des champs de pastèques, dont la récolte est extrêmement abondante.

Il était neuf heures du soir, lorsque la chaise fit halte devant une auberge d'assez mince apparence. Mais, il faut en convenir, c'était encore la meilleure de l'endroit. En ces régions perdues de la Chersonèse, il ne convenait pas de se montrer trop difficile.

«Neveu Ahmet, dit le seigneur Kéraban, voilà plusieurs nuits et plusieurs jours que nous courons sans stationner ailleurs qu'aux relais de poste. Or, je ne serais pas fâché de m'étendre quelques heures dans un lit, fut-ce même dans un lit d'auberge.

--Et moi, j'en serais enchanté, ajouta Van Mitten, en se redressant sur les reins.

--Quoi! perdre douze heures! s'écria Ahmet. Douze heures sur un voyage de six semaines!

--Veux-tu que nous entamions une discussion à ce sujet? demanda Kéraban, de ce ton quelque peu agressif qui lui allait si bien.

--Non, mon oncle, non! répondit Ahmet. Du moment que vous avez besoin de repos....

--Oui! j'en ai besoin, Van Mitten aussi, et Bruno, je suppose, et même Nizib, qui ne demandera pas mieux!

--Seigneur Kéraban, répondit Bruno, directement interpellé, je regarde cette idée comme une des meilleures que vous ayez jamais eues, surtout si un bon souper nous prépare à bien dormir!»

L'observation de Bruno venait très à propos. Les provisions de la chaise étaient presque épuisées. Ce qui en restait, dans les coffres, il importait de n'y point toucher, avant d'être arrivé à Kertsch, ville importante de la presqu'île de ce nom, où elles pourraient être abondamment renouvelées.

Malheureusement, si les lits de l'auberge d'Arabat étaient à peu près convenables, même pour des voyageurs de cette importance, l'office laissait à désirer. Ils ne sont pas nombreux, les touristes qui, n'importe à quelle époque de l'année, s'aventurent vers les extrêmes confins de la Tauride. Quelques marchands ou négociants sauniers, dont les chevaux ou les charrettes fréquentent la route de Kertsch à Pérékop, tels sont les principaux chalands de l'auberge d'Arabat, gens peu difficiles, sachant coucher à la dure et manger ce qui se rencontre.

Le seigneur Kéraban et ses compagnons durent donc se contenter d'un assez maigre menu, c'est à dire un plat de pilaw, qui est toujours le mets national, mais avec plus de riz que de poulet et plus d'os de carcasse que de blancs d'ailes.