--Très bien, oncle Kéraban, il s'agit d'aller vite, en effet!... Mais, arrivé à Nikolaief, ne songerez-vous pas à atteindre, en quelques jours seulement, les districts du Caucase?
--Et comment?
--En usant des chemins de fer de la Russie méridionale, qui, par Alexandroff et Rostow, nous permettront d'accomplir ainsi un bon tiers de notre voyage.
--Les chemins de fer?» s'écria Kéraban.
En ce moment, Van Mitten poussa légèrement le coude de son jeune compagnon:
«Inutile! lui dit-il à mi-voix.... Discussion inutile!... Horreur des chemins de fer!»
Ahmet n'était pas sans savoir quelles étaient les idées de son oncle sur ces moyens de locomotion trop modernes pour un fidèle du vieux parti turc; mais enfin, en ces conjonctures, il lui semblait que le seigneur Kéraban pourrait bien, pour une fois, se départir de ses déplorables préventions.
Céder, même un instant, sur un point quelconque!... Kéraban n'eût plus été Kéraban.
«Tu parles de chemin de fer, je crois?... dit-il.
--Sans doute, mon oncle.
--Tu veux que moi, Kéraban, je consente à faire ce que je n'ai jamais fait encore?
--Il me semble que....
--Tu veux que moi, Kéraban, je me fasse stupidement traîner par une machine à vapeur?
--Quand vous aurez essayé....
--Ahmet, il est évident que tu ne réfléchis pas à ce que tu as l'audace de me proposer!
--Mais, mon oncle!...
--Je dis que tu ne réfléchis pas, puisque tu te permets de formuler cette proposition!
--Je vous assure, mon oncle, que dans ces wagons....
--Wagons?... dit Kéraban, en répétant ce mot d'importation étrangère avec un intonation difficile à rendre.
--Oui ... ces wagons, qui glissent sur des rails....
--Rails?... fit Kéraban. Quels sont ces horribles mots, et quelle langue parlons-nous, s'il te plait?
--Mais la langue des voyageurs modernes!
--Dis donc, mon neveu, répondit l'entêté personnage, en s'animant, est-ce que j'ai l'air d'un voyageur moderne, qui consente jamais à monter en wagon et à se faire tirer par une mécanique? Est-ce que j'ai besoin de glisser sur des rails, quand je puis rouler sur une route?
--Lorsqu'on est pressé, mon oncle....
--Ahmet, regarde-moi bien en face et retiens ceci: il n'y aurait plus de voitures, que j'irais en charrette; plus de charrettes, que j'irais à cheval; plus de cheval, que j'irais à âne; plus d'âne, que j'irais à pied; plus de pieds, que j'irais à genoux; plus de genoux, que j'irais....
--Ami Kéraban, arrêtez-vous, de grâce! s'écria Van Mitten.
--...Que j'irais sur le ventre! répliqua le seigneur Kéraban. Oui!... sur le ventre!»
Et saisissant le bras d'Ahmet:
«Est-ce que tu as jamais entendu dire que Mahomet ait pris le chemin de fer pour aller à la Mecque?»
A ce dernier argument, il n'y avait évidemment rien à répondre. Aussi, Ahmet, qui aurait pu répliquer que, s'il y avait eu des chemins de fer de son temps, Mahomet les eût pris, sans doute, se tut-il, pendant que le seigneur Kéraban continuait à grommeler dans son coin, en dénaturant à plaisir tous les mots de l'argot railwayen.
Cependant, si la chaise ne pouvait prétendre à lutter de rapidité avec un express, elle marchait bien. Son attelage, sur une route assez bonne, l'enlevait au petit galop, et il n'y avait pas à se plaindre. Les chevaux ne manquaient point aux relais. Ahmet, qui s'était chargé du règlement de toutes les dépenses,--son oncle y avait volontiers consenti,--payait des surtaxes et soldait les bakhchichs ou pourboires des postillons avec une générosité impériale. Les billets s'envolaient de sa poche. On eût dit d'un cavalier semant des roubles sur les chemins d'un «rallie-paper»!
Tant et si bien que, le jour même, la chaise, en longeant le littoral, passa par les bourgades de Schumirka, d'Alexandrowka, et, le soir, arriva à la bourgade de Koblewo.
De là, pendant la nuit, remontant dans l'intérieur de la province, de manière à franchir le Bug, à la hauteur de Nikolaief, à travers le gouvernement de Kherson, les voyageurs atteignirent facilement cette ville, vers le midi du 28 août.