Trois heures de halte retinrent la chaise devant un hôtel passable, qui fournit un déjeûner de même qualité, dont Bruno prit sa bonne part. Ahmet profita de ce répit pour écrire au banquier Sélim que le voyage se faisait dans des conditions acceptables, en ajoutant de bien douces choses pour Amasia. Le seigneur Kéraban, lui, ne crut pas pouvoir mieux passer ces heures d'attente qu'en prolongeant le dessert entre les suaves absorptions du moka et les odorantes aspirations de son narghilé.
Quant à Van Mitten, d'accord avec Bruno sur ce point qu'il valait autant que ce singulier voyage servit à leur instruction, il alla visiter cette ville de Nikolaief, dont la prospérité s'accroît visiblement aux dépens de sa rivale Kherson et menace même de substituer son nom au sien dans l'appellation géographique du gouvernement.
Ahmet fut le premier à donner le signal du départ. Le Hollandais n'eut garde de le faire attendre.
Le seigneur Kéraban lança la dernière bouffée de son narghilé, au moment où le postillon se mettait en selle, et la chaise prit la route qui descend vers Kherson.
Il y avait dix-sept lieues à faire à travers un pays peu fertile. Ça et là, des mûriers, des peupliers, des saules. Aux approches du Dnieper, dont le cours de près de quatre cents lieues se termine à Kherson, s'étendent de longues plaines de roseaux, qui semblaient tachetées de bleuets; mais ces bleuets s'envolaient à tire d'ailes au bruit de la chaise: c'étaient des geais azurés, et leurs piaulements causaient plus de déplaisir aux oreilles que leurs chatoyantes couleurs ne causaient de plaisir aux yeux.
Le 29 août, dès l'aube, le seigneur Kéraban et ses compagnons, après une nuit sans incidents, arrivaient à Kherson, chef-lieu du gouvernement, dont la fondation est due à Potemkin. Les voyageurs ne purent que se féliciter de cette création de l'impérieux favori de Catherine II. Là, en effet, se trouvaient un bon hôtel, dans lequel ils firent halte pendant quelques heures, et des magasins suffisamment approvisionnés pour refaire les réserves comestibles de la chaise,--tâche dont Bruno, infiniment plus débrouillard que Nizib, s'acquitta à merveille.
Quelques heures plus tard, ils relayaient à l'importante bourgade d'Aleschki et se dirigeaient en redescendant vers l'isthme de Pérékop, qui rattache la Crimée au littoral de la Russie méridionale.
Ahmet n'avait point négligé d'adresser à Odessa une lettre datée de la bourgade d'Aleschki. Quand ils eurent repris place dans la chaise, lorsque l'attelage fut lancé à fond de train sur la route de Pérékop, le seigneur Kéraban demanda à son neveu s'il avait eu l'attention d'envoyer ses meilleurs «allahs», en même temps que les siens, à son ami Sélim.
«Oui, sans doute, je ne l'ai point oublié, mon oncle, répondit Ahmet, et j'ai même ajouté que nous faisions toute diligence pour atteindre Scutari le plus tôt possible.
--Tu as bien fait, mon neveu, et il ne faudra pas négliger de donner de nos nouvelles, toutes les fois que nous aurons un bureau de poste à notre disposition.
--Malheureusement, comme nous ne savons jamais d'avance où nous nous arrêterons, fit observer Ahmet, nos lettres resteront toujours sans réponse!
--En effet, ajouta Van Mitten.
--Mais, à ce propos, dit Kéraban, en s'adressant à son ami de Rotterdam, il me semble que vous n'êtes pas très empressé de correspondre avec madame Van Mitten? Que pensera cette excellente femme de votre négligence à son égard?
--Madame Van Mitten?... répondit le Hollandais.
--Oui!
--Madame Van Mitten est, à coup sûr, une fort honnête dame! Comme femme, je n'ai jamais eu un seul reproche à lui adresser, mais, comme compagne de ma vie.... Au fait, ami Kéraban, pourquoi parlons-nous de madame Van Mitten?
--Eh! parce que, autant qu'il m'en souvient, c'était une très aimable personne!
--Ah?... fit Van Mitten, comme si on lui eût appris une chose toute nouvelle pour lui.
--Ne t'en ai-je pas parlé dans les meilleurs termes, neveu Ahmet, lorsque je suis revenu de Rotterdam?
--En effet, mon oncle.