A peine la jeune Zingare eut-elle franchi la porte de la galerie, que deux des matelots, se jetant sur elle, comprimaient aussitôt ses mouvements et ses cris.
«A bord!» dit Yarhud.
Les deux jeunes filles, irrésistiblement emportées, furent déposées dans l'embarcation, qui déborda pour rallier la tartane.
La _Guïdare_, son ancre à pic, ses voiles hautes, n'avait plus qu'à déraper pour appareiller.
C'est ce qui fut fait, dès qu'Amasia et Nedjeb eurent été enfermées à bord, dans une cabine de l'arrière, ne pouvant plus rien voir, ne pouvant plus se faire entendre.
Cependant, la tartane, ayant pris le vent, s'inclinait sous ses grandes antennes, de manière à sortir de la petite anse qui bordait les murs de la villa. Mais, si rapidement qu'eut été fait ce coup de force, il avait éveillé l'attention de quelques serviteurs, occupés dans les jardins.
L'un d'eux avait entendu le cri poussé par Amasia: il donna aussitôt l'alarme.
A ce moment, le banquier Sélim rentrait à son habitation. Il fut mis au courant de ce qui venait de se passer. Dans une angoisse dont il ne pouvait sa rendre compte, il chercha sa fille ... Sa fille avait disparu.
Mais, en voyant la tartane évoluer pour doubler l'extrémité sud de la petite anse, Sélim comprit tout. Il courut, à travers les jardins, vers une pointe que devait raser d'assez près la _Guïdare_, afin d'éviter les dernières roches du littoral.
«Misérables! criait-il. On enlève ma fille! ma fille! Amasia! Arrêtez-les!... arrêtez!...»
Un coup de feu, parti du pont de la _Guïdare_, fut l'unique réponse à son appel.
Sélim tomba frappé d'une balle à l'épaule. Un instant après, la tartane, toutes voiles dessus, enlevée par la fraîche brise du soir, avait disparu au large de l'habitation.
XII
DANS LEQUEL VAN MITTEN RACONTE UNE HISTOIRE DE TULIPES, QUI INTÉRESSERA PEUT-ÊTRE LE LECTEUR.
La chaise de poste, attelée de chevaux frais, avait quitté Odessa vers une heure de l'après-midi. Le seigneur Kéraban occupait le coin de gauche du coupé, Van Mitten, le coin de droite, Ahmet, la place du milieu. Bruno et Nizib étaient remontés dans le cabriolet, où le temps se passait pour eux moins à causer qu'à dormir.
Un soleil assez vif égayait la campagne, et les eaux de la mer se détachaient en bleu sombre sur les falaises grisâtres du littoral.
Dans le coupé, on commença par être tout aussi silencieux que dans le cabriolet, à cela près que, si l'on sommeillait en haut, on réfléchissait en bas.
Le seigneur Kéraban s'enfonçait avec délices dans ses rêves d'entêtement, et ne songeait qu'au «bon tour» qu'il prétendait jouer aux autorités ottomanes.
Van Mitten pensait à ce voyage imprévu, et ne cessait de se demander pourquoi lui, citoyen des provinces bataves, il était lancé sur les routes littorales de la mer Noire, lorsqu'il pouvait tranquillement rester dans le faubourg de Péra, à Constantinople.
Ahmet, lui, avait franchement pris son parti de ce départ. Mais il était bien décidé à ne point épargner la bourse de son oncle, dans tous les cas où un retard devrait être évité ou un obstacle franchi à prix d'argent. On irait par le plus court, mais aussi par le plus vite.
Le jeune homme ruminait tout cela dans sa tête, quand, au tournant du petit cap, il aperçut au fond de la baie la villa du banquier Sélim. Ses yeux se fixèrent sur ce point,--sans doute au moment où les yeux d'Amasia se portaient vers lui,--et il est probable que leurs regards se croisèrent sans avoir pu s'atteindre.
Puis, s'adressant à son oncle, Ahmet, résolu à toucher une question des plus délicates, lui demanda s'il avait arrêté minutieusement tous les détails de l'itinéraire.
«Oui, mon neveu, répondit Kéraban. Nous suivrons, sans jamais l'abandonner, la route qui contourne le littoral.
--Et nous nous dirigeons, en ce moment?...
--Sur Koblewo, à une douzaine de lieues d'Odessa, et je compte bien y arriver ce soir.
--Et une fois à Koblewo? demanda Ahmet....
--Nous voyagerons toute la nuit, mon neveu, afin d'arriver à Nikolaief demain, vers midi, après avoir franchi les dix-huit lieues qui séparent cette ville de la bourgade.