Jules Verne

--Vous êtes prêt, Van Mitten? demanda Kéraban.

--Toujours prêt.

--Eh bien, Ahmet, reprit Kéraban, embrasse ta fiancée, embrasse-la bien, et partons!»

Ahmet serrait déjà la jeune fille dans ses bras. Amasia ne pouvait retenir ses larmes.

«Ahmet, mon cher Ahmet!... répétait-elle.

--Ne pleurez pas, chère Amasia! disait Ahmet. Si notre mariage n'est pas avancé, il ne sera pas retardé non plus, je vous le promets!... Ce ne sont que quelques semaines d'absence!...

--Ah! chère maîtresse, dit Nedjeb, si le seigneur Kéraban pouvait seulement se casser une jambe ou deux avant de sortir d'ici! Voulez-vous que je m'occupe de cela?»

Mais Ahmet ordonna à la jeune Zingare de se tenir tranquille, et il fit bien. Certainement, Nedjeb était femme à tout tenter pour arrêter cet oncle intraitable.

Les adieux étaient faits, les derniers baisers étaient échangés. Tous se sentaient émus. Le Hollandais lui-même éprouvait comme un serrement de coeur. Seul, le seigneur Kéraban ne voyait rien ou ne voulait rien voir de l'attendrissement général.

«La chaise est-elle prête? demanda-t-il à Nizib, qui entrait à ce moment dans la galerie.

--La chaise est prête, répondit Nizib.

--En route! dit Kéraban. Ah! messieurs les modernes Ottomans, qui vous habillez à l'européenne! Ah! messieurs les nouveaux Turcs, qui ne savez plus même être gras!...»

C'était évidemment là une impardonnable décadence aux yeux du seigneur Kéraban.

«... Ah! messieurs les renégats, qui vous soumettez aux prescriptions de Mahmoud, je vous montrerai qu'il y a encore de Vieux Croyants, dont vous n'aurez jamais raison!»

Personne ne le contredisait alors, le seigneur Kéraban, et pourtant il s'animait de plus belle.

«Ah! vous prétendez monopoliser le Bosphore à votre profit! Eh bien, je m'en passerai, de votre Bosphore! Je m'en moque, de votre Bosphore!--Vous dites, Van Mitten?...

--Je ne dis rien, répondit Van Mitten, qui, de fait, n'avait pas même ouvert la bouche et s'en fût bien gardé!

--Votre Bosphore! Leur Bosphore! reprit la seigneur Kéraban, en tendant son poing vers le sud. Heureusement, la mer Noire est là! Elle a un littoral, la mer Noire, et il n'est pas uniquement fait pour les conducteurs de caravanes! Je le suivrai, je le contournerai! Hein! mes amis, voyez-vous d'ici la figure que feront ces employés du gouvernement, quand ils me verront apparaître sur les hauteurs de Scutari, sans avoir jeté même un demi-para dans leur sébille de mendiants administratifs!»

Il faut bien en convenir, le seigneur Kéraban, tout débordant de menaces en cette suprême imprécation, était magnifique.

«Allons, Ahmet! allons, Van Mitten! s'écria-t-il. En route! en route! en route!»

Il était déjà sur la porte, lorsque Sélim l'arrêta d'un mot:

«Ami Kéraban, dit-il, une simple observation.

--Pas d'observations!

--Eh bien, une simple remarque que je désirerais vous faire, reprit le banquier.

--Eh! avons-nous le temps?...

--Écoutez-moi, ami Kéraban. Une fois arrivé à Scutari, après avoir achevé ce tour de la mer Noire, que ferez-vous?

--Moi?... Eh bien, je ... je....

--Vous n'allez pas, je suppose, vous fixer à Scutari, sans jamais revenir à Constantinople, où est le siège de votre maison de commerce?

--Non.... répondit Kéraban, en hésitant un peu.

--Au fait, mon oncle, fit observer Ahmet, pour peu que vous vous obstiniez à ne plus passer le Bosphore, notre mariage....

--Ami Sélim, rien n'est plus simple! répondit Kéraban, en éludant la première question, qui ne laissait pas de l'embarrasser. Qui vous empêche de venir avec Amasia à Scutari? Cela vous coûtera dix paras par tête, il est vrai, pour franchir leur Bosphore, mais votre honneur n'est pas engagé comme le mien dans l'affaire!

--Oui! oui! Venez à Scutari, dans un mois! s'écria Ahmet. Vous nous attendrez là, ma chère Amasia, et nous ferons en sorte de ne pas trop vous faire attendre!

--Soit! Rendez-vous à Scutari! répondit Sélim. C'est là que nous célébrerons le mariage!--Mais enfin, ami Kéraban, le mariage fait, ne reviendrez vous pas à Constantinople?

--J'y reviendrai, s'écria Kéraban, certes, j'y reviendrai!

--Et comment?

--Eh bien, ou cet impôt vexatoire sera aboli, et je passerai le Bosphore ...