Jules Verne

sans payer....

--Et s'il ne l'est pas?

--S'il ne l'est pas?... répondit le seigneur Kéraban avec un geste superbe. Par Allah! je reprendrai le même chemin, et je referai le tour de la mer Noire!»

XI

DANS LEQUEL IL SE MÊLE UN PEU DE DRAME A CETTE FANTAISISTE HISTOIRE DE VOYAGE.

Ils étaient tous partis! Ils avaient quitté la villa, le seigneur Kéraban pour accomplir ce voyage, Van Mitten pour accompagner son ami, Ahmet pour suivre son oncle, Nizib et Bruno, parce qu'ils ne pouvaient faire autrement! L'habitation était maintenant déserte, à ne point compter cinq ou six serviteurs, qui s'occupaient de leur besogne dans les communs. Le banquier Sélim, lui-même, venait de se rendre à Odessa, afin de remettre aux voyageurs les roubles échangés contre leurs piastres ottomanes.

La villa ne comptait plus parmi ses hôtes que les deux jeunes filles, Amasia et Nedjeb.

Le capitaine maltais le savait bien. Toutes les péripéties de cette scène d'adieux, il les avait suivies avec un intérêt facile à comprendre. Le seigneur Kéraban remettrait-il à son retour le mariage d'Amasia et d'Ahmet? Il l'avait remis: première bonne carte dans son jeu. Ahmet consentirait-il à accompagner son oncle?... Il y avait consenti: seconde bonne carte dans le jeu d'Yarhud.

Eh bien, le Maltais en avait une troisième: Amasia et Nedjeb étaient maintenant seules dans la villa, ou, tout au moins, dans la galerie qui s'ouvrait sur la mer. Sa tartane se trouvait là, à une demi-encâblure.... Son canot l'attendait au bas des degrés.... Ses matelots étaient gens à lui obéir sur un signe.... Il n'avait qu'à vouloir!

Le capitaine fut vivement tenté d'employer la violence pour s'emparer d'Amasia. Mais, au fond, comme c'était un homme prudent, ne voulant rien donner au hasard, décidé à ne laisser aucune trace de l'enlèvement, il se mit à réfléchir.

Or, il faisait grand jour alors. S'il tentait d'agir par force, Amasia appellerait à son aide. Nedjeb joindrait ses cris aux siens. Peut-être seraient-elles entendues de quelque serviteur! Peut-être verrait-on la _Guïdare_ appareillant en toute hâte pour sortir de la baie d'Odessa! Ce serait là un indice, un commencement de preuve.... Non! mieux valait opérer avec plus de circonspection et attendre la nuit pour agir. L'important était qu'Ahmet ne fût plus là..., et il n'y était plus.

Le Maltais resta donc à l'écart, assis à l'arrière de son canot que dissimulait en partie la balustrade, et il observait les deux jeunes filles. Elles ne songeaient guère à la présence de ce dangereux personnage.

Toutefois, si, par suite de la visite convenue, Amasia et Nedjeb consentaient à venir à bord de la tartane, soit pour examiner les articles dont elles devaient faire emplette, soit pour tout autre motif,--et Yarhud avait une idée à cet égard,--il verrait s'il serait opportun de se décider, sans attendre la nuit.

Après le départ d'Ahmet, Amasia, frappée de ce coup subit, était restée silencieuse, pensive, regardant le lointain horizon qui se déroulait vers le nord. Là se dessinait ce littoral, dont les voyageurs allaient obstinément suivre le contour; là, cette route où les retards, les dangers peut-être, mettraient à l'épreuve le soigneur Kéraban et tous ceux qu'il entraînait malgré eux! Si son mariage eût été fait, elle n'aurait pas hésité à accompagner Ahmet! Comment l'oncle s'y serait-il opposé? Il ne l'eût pas voulu. Non! Devenue sa nièce, il lui semblait qu'elle aurait eu quelque influence sur lui, qu'elle l'aurait arrêté sur cette pente dangereuse, où son obstination pouvait le pousser encore! Et maintenant, elle était seule, et il lui fallait attendre bien des semaines avant de se retrouver avec Ahmet dans cette villa de Scutari, où leur union devait s'accomplir!

Mais si Amasia était triste, Nedjeb était furieuse, elle, furieuse contre l'entêté, cause de toutes ces déceptions! Ah! s'il se fût agi de son propre mariage, la jeune Zingare ne se fût point laissé enlever ainsi son fiancé! Elle aurait tenu tête au têtu! Non! cela ne se serait pas passé de la sorte!

Nedjeb s'approcha de la jeune fille.