--Et sans débourser dix paras, ajouta Kéraban, dût-il m'en coûter cinq cent mille!
--Mais vous n'êtes pas absolument pressé de partir, je suppose?... demanda Ahmet.
--Absolument pressé, mon neveu, répondit Kéraban. Il faut, tu sais pourquoi, que je sois de retour avant six semaines!
--Bon! mon cher oncle, vous pourriez bien nous donner quelque huit jours à Odessa?...
--Pas cinq jours, pas quatre, pas un, répondit Kéraban, pas même une heure!»
Ahmet, voyant que le naturel allait reprendre le dessus, fit signe à Amasia d'intervenir.
«Et notre mariage, monsieur Kéraban? dit la jeune fille, en lui prenant la main.
--Ton mariage, Amasia? répondit Kéraban, il ne sera en aucune façon reculé. Il faut qu'il soit fait avant la fin du mois prochain!... Eh bien, il le sera!... Mon voyage ne le retardera pas d'un jour ... à la condition que je parte, sans perdre un instant!»
Ainsi tombait cet échafaudage d'espérances que tous avaient édifié sur l'arrivée inattendue du seigneur Kéraban. Le mariage ne serait pas hâté, mais il ne serait pas reculé non plus! disait-il. Eh! qui pouvait en répondre? Comment prévoir les éventualités d'un si long et si pénible voyage, fait dans ces conditions?
Ahmet ne put retenir un mouvement de dépit, que son oncle ne vit pas, heureusement,--pas plus qu'il n'aperçut le nuage qui obscurcit le front d'Amasia,--pas plus qu'il n'entendit Nedjeb murmurer:
«Ah! le vilain oncle!
--D'ailleurs, ajouta celui-ci du ton d'un homme qui fait une proposition à laquelle il n'est pas d'objection possible, d'ailleurs, je compte bien qu'Ahmet m'accompagnera!
--Diable! voilà un coup droit, difficile à parer! dit à mi-voix Van Mitten.
--On ne le parera pas!» répondit Bruno.
Ahmet, en effet, avait reçu ce coup en plein coeur. De son côté, Amasia, vivement atteinte par l'annonce du départ de son fiancé, demeurait immobile, près de Nedjeb, qui aurait arraché les yeux au seigneur Kéraban.
Au fond de la galerie, le capitaine de la _Guïdare_ ne perdait pas un mot de cette conversation. Cela prenait évidemment une tournure favorable à ses projets.
Sélim, bien qu'il eût peu d'espoir de modifier la résolution de son ami, crut devoir intervenir, pourtant, et dit:
«Est-il donc nécessaire, Kéraban, que votre neveu fasse avec vous le tour de la mer Noire?
--Nécessaire, non! répondit Kéraban, mais je ne pense pas qu'Ahmet hésite à m'accompagner!
--Cependant!... reprit Sélim.
--Cependant?...» répondit l'oncle, dont les dents se serrèrent, ainsi qu'il lui arrivait au début de toute discussion.
Une minute de silence, qui parut interminable, suivit le dernier mot prononcé par le seigneur Kéraban. Mais Ahmet avait énergiquement pris son parti. Il parlait bas à la jeune fille. Il lui faisait comprendre que, quelque chagrin qu'ils dussent ressentir tous deux de ce départ, mieux valait ne pas résister; que, sans lui, ce voyage pourrait éprouver des retards de toutes sortes; qu'avec lui, au contraire, ce voyage s'accomplirait plus rapidement; qu'avec sa parfaite connaissance de la langue russe, il ne laisserait perdre ni un jour ni une heure; qu'il saurait bien obliger son oncle à faire les pas doubles, comme on dit, cela dût-il lui coûter le triple; qu'enfin, avant la fin du prochain mois, c'est-à-dire avant la date à laquelle Amasia devait être mariée pour sauvegarder un intérêt de fortune considérable, il aurait ramené Kéraban sur la rive gauche du Bosphore.
Amasia n'avait pas eu la force de dire oui, mais elle comprenait que c'était le meilleur parti à prendre.
«Eh bien, c'est convenu, mon oncle! dit Ahmet. Je vous accompagnerai, et je suis prêt à partir, mais....
--Oh! pas de conditions, mon neveu!
--Soit, sans conditions!» répondit Ahmet.
Et, mentalement, il ajouta:
«Je saurai bien te faire courir, quand tu devrais t'y époumonner, oh! le plus têtu des oncles!
--En route donc,» dit Kéraban.
Et se retournant vers Sélim:
«Ces roubles en échange de mes piastres?...
--Je vous les donnerai à Odessa, où je vais vous accompagner, répondit Sélim.