Jules Verne

«Mon oncle, lui dit-il, vous nous avez tous embrassés au moment où vous arriviez....

--Mais non! mais non! mon neveu, répondit Kéraban, au moment où j'allais repartir!

--Soit, mon oncle!... je ne veux pas vous contrarier.... Mais, au moins, dites-nous pourquoi vous êtes venu à Odessa!

--Je ne suis venu à Odessa, répondit Kéraban, que parce qu'Odessa était sur ma route. Si Odessa n'avait point été sur ma route, je ne serais pas venu à Odessa!--N'est-il pas vrai, Van Mitten?»

Le Hollandais se contenta de faire un signe affirmatif, en abaissant lentement la tête.

«Ah! au fait, vous n'avez pas été présenté, et il faut que je vous présente!» dit le seigneur Kéraban.

Et, s'adressant à Sélim:

«Mon ami Van Mitten, lui dit-il, mon correspondant de Rotterdam, que j'emmène dîner à Scutari!

--A Scutari? s'écria le banquier.

--Il paraît!... dit Van Mitten.

--Et son valet Bruno, ajouta Kéraban, un brave serviteur, qui n'a pas voulu se séparer de son maître!

--Il paraît!... répondit Bruno, comme un écho fidèle.

--Et maintenant, en route!»

Ahmet intervint de nouveau:

«Soit, mon oncle, dit-il, et croyez bien que personne ici n'a l'envie de vous résister.... Mais si vous n'êtes venu à Odessa que parce qu'Odessa est sur votre route, quelle route voulez-vous donc suivre pour aller de Constantinople à Scutari?

--La route qui fait le tour de la mer Noire!

--Le tour de la mer Noire!» s'écria Ahmet.

Et il y eut un instant de silence.

«Ah ça! reprit Kéraban, qu'y a-t-il d'étonnant, d'extraordinaire, s'il vous plaît, à ce que je me rende de Constantinople à Scutari en faisant le tour de la mer Noire?»

Le banquier Sélim et Ahmet se regardèrent. Est-ce que le riche négociant de Galata était devenu fou?

«Ami Kéraban, dit alors Sélim, nous ne songeons point à vous contrarier....»

C'était la phrase habituelle par laquelle on commençait prudemment toute conversation avec le têtu personnage.

«... Nous ne voulons pas vous contrarier, mais il nous semble que, pour aller directement de Constantinople à Scutari, il n'y a qu'à traverser le Bosphore!

--Il n'y a plus de Bosphore!

--Plus de Bosphore?... répéta Ahmet.

--Pour moi, du moins! Il n'y en a que pour ceux qui veulent se soumettre à payer un impôt inique, un impôt de dix paras par personne, un impôt dont le gouvernement des nouveaux Turcs vient de frapper ces eaux libres de tout droit jusqu'à ce jour!

--Quoi!... un nouvel impôt! s'écria Ahmet, qui comprit en un instant dans quelle aventure un entêtement indéracinable venait de lancer son oncle.

--Oui, reprit le seigneur Kéraban en s'animant de plus belle. Au moment où j'allais m'embarquer dans mon caïque ... pour aller dîner à Scutari ... avec mon ami Van Mitten, cet impôt de dix paras venait d'être établi!... Naturellement, j'ai refusé de payer!... On a refusé de me laisser passer!... J'ai dit que je saurais bien aller à Scutari sans traverser le Bosphore!... On m'a répondu que cela ne serait pas!... J'ai répondu que cela serait!... Et cela sera! Par Allah! je me serais plutôt coupé la main que de la porter à ma poche pour en tirer ces dix paras! Non! par Mahomet! par Mahomet! ils ne connaissent pas Kéraban!»

Évidemment, ils ne connaissaient pas Kéraban! Mais son ami Sélim, son neveu Ahmet, Van Mitten, Amasia, le connaissaient, et ils virent bien, après ce qui s'était passé, qu'il serait impossible de le faire revenir sur sa résolution. Il n'y avait donc pas à discuter,--ce qui aurait compliqué les choses,--mais à accepter la situation.

C'était tellement indiqué que cela se fit d'un commun accord, sans même entente préalable.

«Après tout, mon oncle, vous avez raison! dit Ahmet.

--Absolument raison! ajouta Sélim.

--Toujours raison! répondit Kéraban.

--Il faut résister aux prétentions iniques, reprit Ahmet, résister, quand il devrait vous en coûter la fortune....

--Et la vie! ajouta Kéraban.

--Vous avez donc bien fait de vous refuser au payement de cet impôt, et de montrer que vous saurez aller de Constantinople à Scutari, sans franchir le Bosphore....