Jules Verne

Plusieurs jeunes filles, appartenant à la haute société odessienne, disparurent, et il n'était que trop certain qu'elles avaient été enlevées à bord de bâtiments destinés à cet odieux commerce d'esclaves pour les marchés de l'Asie Mineure.

Or, ce que des misérables avaient fait dans cette capitale de la Russie méridionale, Yarhud comptait le refaire au profit du seigneur Saffar. La _Guïdare_ n'en était plus à son coup d'essai en pareille matière, et son capitaine n'eût pas cédé à dix pour cent de perte les profits qu'il espérait retirer de cette entreprise «commerciale».

Voici quel était le plan de Yarhud: attirer la jeune fille à bord de la _Guïdare_, sous prétexte de lui montrer et de lui vendre diverses étoffes précieuses, achetées aux principales fabriques du littoral. Très probablement, Ahmet accompagnerait Amasia à sa première visite; mais peut-être y reviendrait-elle seule avec Nedjeb? Ne serait-il pas possible alors de prendre la mer, avant qu'on pût lui porter secours. Si, au contraire, Amasia ne se laissait pas tenter par les offres de Yarhud, si elle refusait de venir à bord, le capitaine maltais essayerait de l'enlever de vive force. L'habitation du banquier Sélim était isolée dans une petite anse, au fond de la baie, et ses gens n'étaient point en état de résister à l'équipage de la tartane. Mais, dans ce cas, il y aurait lutte. On ne tarderait pas à savoir en quelles conditions se serait fait l'enlèvement. Donc, dans l'intérêt des ravisseurs, mieux valait qu'il s'accomplit sans éclat.

«Le seigneur Ahmet? dit en se présentant le capitaine Yarhud, qui était accompagné d'un de ses matelots, portant sous son bras quelques coupons d'étoffes.

--C'est moi, répondit Ahmet. Vous êtes?...

--Le capitaine Yarhud, commandant la tartane _Guïdare_, qui est mouillée là, devant l'habitation du banquier Sélim.

--Et que voulez-vous?

--Seigneur Ahmet, répondit Yarhud, j'ai entendu parler de votre prochain mariage....

--Vous avez entendu parler là, capitaine, de la chose qui me tient le plus au coeur!

--Je le comprends, seigneur Ahmet, répondit Yarhud en se retournant vers Amasia. Aussi ai-je eu la pensée de venir mettre à votre disposition toutes les richesses que contient ma tartane.

--Eh! capitaine Yarhud, vous n'avez point eu là une mauvaise idée! répondit Ahmet.

--Mon cher Ahmet, en vérité, que me faut-il donc de plus? dit la jeune fille.

--Que sait-on? répondit Ahmet. Ces capitaines levantins ont souvent un choix d'objets précieux, et il faut voir....

--Oui! il faut voir et acheter, s'écria Nedjeb, quand nous devrions ruiner le seigneur Kéraban pour le punir de son retard!

--Et de quels objets se compose votre cargaison, capitaine? demanda Ahmet.

--D'étoffes de prix que j'ai été chercher dans les lieux de production, répondit Yarhud, et dont je fais habituellement le commerce.

--Eh bien, il faudra montrer cela à ces jeunes femmes! Elles s'y connaissent beaucoup mieux que moi, et je serai heureux, ma chère Amasia, si le capitaine de la _Guïdare_ a dans sa cargaison quelques étoffes qui puissent vous plaire!

--Je n'en doute pas, répondit Yarhud, et, d'ailleurs, j'ai eu soin d'apporter divers échantillons que je vous prie d'examiner, avant même de venir à bord.

--Voyons! voyons! s'écria Nedjed. Mais je vous préviens, capitaine, que rien ne peut être trop beau pour ma maîtresse!

---Rien, en effet!» répondit Ahmet.

Sur un signe de Yarhud, le matelot avait étalé plusieurs échantillons, que le capitaine de la tartane présenta à la jeune fille.

«Voici des soies de Brousse, brodées d'argent, dit-il, et qui viennent de faire leur apparition dans les bazars de Constantinople.

--Cela est vraiment d'un beau travail, répondit Amasia, en regardant ces étoffes, qui, sous les doigts agiles de Nedjeb, scintillaient comme si elles eussent été tissues de rayons lumineux.

--Voyez! voyez! répétait la jeune Zingare. Nous n'aurions pas trouvé mieux chez les marchands d'Odessa!

--En vérité, cela semble avoir été fabriqué exprès pour vous, ma chère Amasia! dit Ahmet.