Jules Verne

Les préparatifs furent rapidement achevés. Des provisions s'entassèrent dans les coffres de la chaise. Quelques armes furent déposées à l'intérieur,--on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et il fallait être prêt à tout événement. En outre, le seigneur Kéraban n'eut garde d'oublier deux narghilés, l'un pour Van Mitten, l'autre pour lui, ustensiles indispensables à un Turc, qui est en même temps un négociant en tabacs.

Quant aux chevaux, ils avaient été commandés le soir même et devaient être amenés dès l'aube. De minuit au lever du jour, il restait quelques heures qui furent consacrées d'abord au souper, puis au repos. Le lendemain, lorsque le seigneur Kéraban donna le signal du réveil, tous, sautant hors du lit, endossèrent leurs habits de voyage. La chaise de poste attellée, chargée, le postillon en selle, n'attendait plus que les voyageurs.

Le seigneur Kéraban renouvela ses dernières instructions aux employés du comptoir. Il n'y avait plus qu'à partir.

Van Mitten, Bruno, Nizib, attendaient silencieusement dans la vaste cour du comptoir.

«Ainsi, c'est bien décidé!» dit une dernière fois Van Mitten à son ami Kéraban.

Pour toute réponse, celui-ci montra la voiture, dont la portière était ouverte.

Van Mitten s'inclina, gravit le marchepied et s'installa dans le fond du coupé à gauche. Le seigneur Kéraban prit place auprès de lui. Nizib et Bruno grimpèrent dans le cabriolet.

«Ah! ma lettre!» dit Kéraban, au moment où le bruyant équipage allait quitter le comptoir.

Et, baissant la vitre, il tendit à l'un des employés une lettre qu'il lui ordonna de mettre, ce matin même, à la poste.

Cette lettre était adressée au cuisinier de la villa de Scutari et ne contenait que ces mots;

«Dîner remis à mon retour. Modifiez le menu: soupe au lait caillé, épaule de mouton aux épices. Surtout pas trop cuit.»

Puis, la chaise s'ébranla, descendit les rues du faubourg, traversa la Corne-d'Or sur le pont de la Validèh-Sultane, et sortit de la ville par Ieni-Kapoussi, la «porte nouvelle».

Le seigneur Kéraban est parti! Qu'Allah le protège!

VI

OU LES VOYAGEURS COMMENCENT A ÉPROUVER QUELQUES DIFFICULTÉS, PRINCIPALEMENT DANS LE DELTA DU DANUBE.

Au point de vue administratif, la Turquie d'Europe est divisée en vilayets, gouvernements ou départements, administrés par un vali, gouverneur général, sorte de préfet nommé par le Sultan. Les vilayets se subdivisent en sandjaks ou arrondissements, régis par un moustesarif; en kazas ou cantons, administrés par un caïmacan; en nahiës ou communes, avec un moudir ou maire élu. C'est donc, à peu près, le système administratif tel qu'il est institué en France.

En somme, le seigneur Kéraban ne devait avoir que peu ou point de rapport avec les autorités des vilayets de la Roumélie, que traverse la route de Constantinople à la frontière. Cette route était celle qui s'écartait moins du littoral de la mer Noire et elle abrégeait le parcours autant que possible.

Il faisait un beau temps de voyage, une température rafraîchie par la brise de mer, qui courait sans obstacles à travers ce pays assez plat. C'étaient des champs de maïs, d'orge et de seigle, et de ces vignobles, qui prospèrent dans les parties méridionales de l'empire ottoman; puis, des forêts de chênes, de sapins, de hêtres, de bouleaux; puis, groupés ça et là, des platanes, des arbres de Judée, des lauriers, des figuiers, des caroubiers, et plus particulièrement, dans les portions voisines de la mer, des grenadiers et des oliviers, identiques à ceux des mêmes latitudes de la basse Europe.

En sortant par la porte d'Iéni, la chaise prit la route de Constantinople à Choumla, d'où se détache un embranchement sur Andrinople par Kirk-Kilissé. Cette route suit latéralement et croise même, en plusieurs points, le railway qui met Andrinople, cette seconde capitale de la Turquie européenne, en communication avec la métropole de l'empire ottoman.

Précisément, au moment où la chaise longeait le chemin de fer, le train vint à passer. Un voyageur mit rapidement la tête à la portière de son wagon, et put apercevoir l'équipage du seigneur Kéraban, rapidement enlevé par son vigoureux attelage.