Jules Verne

Or, ce n'était pas trop d'une nuit pour toutes les mesures à prendre, les affaires à régler. Aussi les employés du comptoir furent-ils réquisitionnés, au moment où ils allaient se remettre en quelque cabaret des abstinences de cette longue journée de jeûne. En outre, Nizib était là, très expéditif en ces occasions.

Quant à Bruno, il dut retourner à l'_Hôtel de Pesth_, Grande rue de Péra, où son maître et lui étaient descendus dans la matinée, afin de faire transporter immédiatement au comptoir tout le bagage de Van Mitten et le sien. L'obéissant Hollandais, que son ami ne perdait pas de vue, n'aurait point osé le quitter un seul instant.

«Ainsi, c'est bien décidé, mon maître? dit Bruno, au moment où il allait quitter le comptoir.

--Comment pourrait-il en être autrement avec ce diable d'homme! répondit Van Mitten.

--Nous allons faire le tour de la mer Noire?

--A moins que mon ami Kéraban ne change d'avis en route, ce qui n'est guère probable!

--De toutes les têtes de Turc sur lesquelles on tape dans les foires, répondit Bruno, je ne crois pas qu'il puisse jamais s'en trouver une aussi dure que celle-là!

--Ta comparaison, si elle n'est pas respectueuse, est très juste, Bruno, répliqua Van Mitten. Aussi, comme je me briserais le poing sur cette tête, je me dispenserai, à l'avenir, de frapper dessus!

--J'espérais pourtant me reposer à Constantinople, mon maître! reprit Bruno! Les voyages et moi....

--Ce n'est point un voyage, Bruno, répondit Van Mitten, c'est tout simplement un autre chemin que prend mon ami Kéraban pour rentrer dîner chez lui!»

Cette façon d'envisager les choses ne rendit pas le calme à Bruno. Il n'aimait pas les déplacements, et il allait se déplacer pendant des semaines, des mois peut-être, à travers quelques pays variés, ce qui l'intéressait assez peu, mais difficiles et même dangereux, ce dont il se préoccupait davantage. De plus, avec les fatigues inhérentes à ces longs parcours, il arriverait à maigrir et, par conséquent, à perdre de ce poids normal,--cent soixante-sept livres!--auquel il tenait tant.

Et alors son éternel et lamentable refrain de revenir à l'oreille de son maître:

«Il vous arrivera malheur, monsieur, je vous le répète, il vous arrivera malheur!

--Nous le verrons bien, répondit le Hollandais; mais va toujours chercher mes bagages, pendant que j'achèterai un guide pour étudier ces divers pays, et un carnet pour noter mes impressions; puis, tu reviendras ici, Bruno, et tu te reposeras....

--Quand?...

--Quand nous aurons fait le tour de la mer Noire, puisqu'il est dans notre destinée de le faire!»

Sur cette réflexion fataliste, qu'un Musulman n'eût pas désavouée, Bruno, hochant la tête, quitta le comptoir et se rendit à l'hôtel. En vérité, ce voyage ne lui disait rien de bon!

Deux heures après, Bruno revenait avec plusieurs portefaix, munis de leurs crochets sans montants, retenus au dos par de fortes bretelles. C'étaient de ces indigènes, vêtus d'une étoffe feutrée, de bas de laine à côtes, coiffés d'un kalah brodé de soies multicolores, et chaussés de chaussures doubles, en un mot de ces hammals, que Théophile Gautier a si justement appelés «chameaux à deux pieds sans bosses».

La gibbosité, cependant, ne manquait point à ceux-ci, grâce aux nombreux colis qu'ils portaient sur leur dos. Tout cela fut déposé dans la cour du comptoir, et on commença à charger la chaise de poste, qui avait été tirée de sa remise.

Pendant ce temps, le seigneur Kéraban, en négociant soigneux, mettait ordre à ses affaires. Il visitait l'état de sa caisse, il vérifiait son journal, il donnait ses instructions au chef des employés, il écrivait quelques lettres, et prenait une grosse somme en or, le papier-monnaie, démonétisé en 1862, n'ayant plus cours. Kéraban ayant besoin d'une certaine quantité de monnaie russe pour la partie du parcours qui longeait le littoral de l'empire moscovite, son intention était de changer ses livres ottomans chez son ami, le banquier Sélim, puisque cet itinéraire l'obligeait à passer par Odessa.