Il me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.
Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si parfaite absence d'inquiétudes.
«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?
--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues, toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?
--Cela me va», répondit Barbicane.
Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en arracher.
«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!
Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment o la cloche du steamer sonna le quart de minuit.
Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.
XIX -------------------- UN MEETING
Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.
Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil; les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.
A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et s'exprima fort correctement en ces termes:
«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont paru vous intéresser.