Jules Verne

Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de l'auteur.

Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent leur contentement par un immense murmure de satisfaction.

«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. L'orateur reprit son discours:

«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus, trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou l'électricité seront probablement les agents mécaniques?

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits bornés -- c'est le qualificatif qui leur convient --, l'humanité serait renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.

L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le comprendre.

«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard, n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept millions, il resterait en route!

Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée; d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit avec une admirable assurance:

«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le milliard pour unité.