Jules Verne

Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s'amusent.

En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il faisait autant de coups de coeur que de coups de tête; secourable, chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés, blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa trouée dans la foule.

Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce qu'il venait faire en Amérique -- il n'y pensait même pas --, mais par l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, audacieux à leur manière.

La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se réfugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.

«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.

--Oui, répondit le président du Gun-Club.

--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien? Allons tant mieux! tant mieux!

--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décid à partir?

--Absolument décidé.

--Rien ne vous arrêtera?

--Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma dépêche?

--J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien réfléchi?...

--Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout.