Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des substances étrangères.
Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée, volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises. Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un Niagara, de métal en fusion.
XVI -------------------- LA COLUMBIAD
L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de s'en assurer directement.
En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses admirateurs? Il était difficile de le calculer.
L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone's-Hill.
Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre. Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein.
«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur, calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une mystification cruelle!
On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, -- le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, -- et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur pour des gens de guerre.
Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur. Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée, dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre.